Sous le feu le la grosse Bertha


Sous le feu le la grosse Bertha

Beaucoup d'entre vous ont sans doute fait le rapprochement : grosse Bertha = mortier de 420 mm et par conséquent la pièce qui a tiré sur le Schoenenbourg du 21 au 23 juin 1940. Mais cet épisode n'est qu'un des éléments d'actions plus diverses. Nous allons essayer de vous les résumer à partir de différents documents et surtout de plusieurs photographies d'époque abondamment légendées par leur auteur qui est alors affecté à l'état-major de l'Artillerie Abteilung 800 et qui a suivi et photographié les batteries dans la plupart de leurs déplacements. Ceci n'est pas une étude historique, à proprement parler, car il eut fallu pour cela consulter le journal de marche de l'Abteilung 800, mais plutôt une synthèse d'informations émanant de diverses sources.


L'Artillerie Abteilung 800

L'imposant mortier de 420 qui a tiré sur notre ouvrage s'appelle en fait "batterie 830". Cette dernière est un des éléments de l'Artillerie Abteilung 800, une unité d'artillerie lourde mise à disposition par l'état-major général allemand aux corps d'armée dont les missions seraient, entre autres, d'avoir à combattre un ennemi retranché dans des fortifications.

L'Artillerie Abteilung 800 dispose, à notre connaissance, de deux batteries : la 810 et la 830. La batterie 810 est composée d'un unique mortier de 355 mm, d'un modèle récent puisqu'il entre en service en 1939. La batterie 830 est composée d'une pièce de 420 mm, datant de la Première Guerre mondiale, achetée auprès des Tchèques. Quant à la batterie 820, l'auteur Guy François écrit qu'il s'agirait d'un autre survivant de la Grande Guerre, un mortier de 420 Gamma de fabrication allemande. Mais jusqu'à présent, aucun témoignage écrit ou photographique n'est venu étayer cette affirmation.


La batterie 810

Le mortier de 355 mm M1, construit par la firme Rheinmetall-Borsig, répond alors aux demandes de la Reichswehr, puis de la Wehrmacht, qui exigent une portée de 20 km et un pouvoir de perforation d'un mètre de béton. La première pièce sera livrée en 1939, sept autres seront fabriquées jusqu'en mars 1945.

78 000 kg est le poids de ce mortier, en position de tir. Dans cette configuration, il peut s'orienter à 360°, reposant sur un pivot et une plaque tournante. En version route, la pièce est fractionnée et transportée par six remorques, plus une septième pour le portique d'assemblage, chaque remorque étant tirée par le tracteur semi-chenillé de 18 tonnes. Le convoi (remorques et charges) pèse alors 106,5 tonnes, réparties ainsi : 18 095 kg pour l'embase, 18 100 kg pour la partie inférieure de l'affût, 17 970 pour la partie supérieure, 17 720 kg pour le berceau, 17 750 pour le tube, 16 835 pour le socle de la pièce et 16 950 kg pour le portique. Malgré la taille et la masse de cette pièce, le temps d'assemblage des six éléments n'aurait été que de deux heures.

Le projectile standard est un obus antibéton de 575 kg, contenant (seulement) 7,9 kg d'explosif. Avec quatre charges, la portée maximum est de 20 850 m. Les systèmes de pointage en hauteur et en direction sont mus électriquement, le chargement également, vu la haute taille de la pièce.


La batterie 830

Il s'agit là d'un mortier de calibre 420 mm. Un club d'histoire de Prague nous a communiqué que cette pièce, construite durant la Première Guerre mondiale était devenue une sorte de monument exposé entre 1918 et 1939 à Pilsen (Tchéquie), à l'entrée de l'usine Skoda, où elle avait été fabriquée. Skoda était alors très réputé pour ses productions métallurgiques et notamment celle de pièces d'artillerie de gros calibre. Cette pièce n'avait jamais été mise en service dans l'armée tchécoslovaque et était, selon les dires de la société d'histoire, des cinq modèles construits, l'unique exemplaire encore existant. On l'appelle quelquefois la "grosse Bertha", mais cette dénomination est erronée car la grosse Bertha était bien un mortier de 420, mais de fabrication allemande. Mais comme tous les deux tiraient la même munition, on peut tolérer cette appellation.

Bien que fabriqué par les Tchèques, le 420 s'appelle en réalité "Mortier austro-hongrois M17, la Tchéquie faisant alors partie de l'empire d'Autriche-Hongrie. Il pèse 100 000 kg en état de tir. Il s'agit d'une pièce dite "automobile" qui est normalement transportée sur route en plusieurs éléments nécessitant quatre remorques. Poids total, remorque et charge : 44 400 kg pour le tube, 38 000 pour l'affût, deux remorques à 43 400 et 44 720 kg pour les deux demi-embases, à cela s'ajoutent en outre deux remorques de transport de munitions. Chaque remorque est propulsée par ses propres moteurs électriques montés entre les essieux, alimentés par un "Artilleriegeneratorwagen", donc un tracteur automobile d'artillerie de marque Daimler, doté d'une génératrice mue par un moteur à essence qui délivre le courant électrique aux remorques.

Une véritable prouesse technique, car n'oublions pas, nous sommes en 1917.

En octobre 1918, un mortier M17 doté du tube n° 9 et monté sur l'affût n° 13 sortit des ateliers Skoda, mais ne fut jamais réceptionné par une unité. La commission interalliée de désarmement ordonna le ferraillage des engins de ce type employés dans l'armée autrichienne (les mortiers M16), mais accorda le n° 9 qui était resté à Pilsen, à la jeune république de Tchécoslovaquie

Les bandages des roues peuvent être enlevés et l'attelage peut alors rouler, avec le même train de roulement, sur les rails de la voie normale de chemin de fer (1,435 m) et même, après adaptation, sur le réseau ferré russe. Il est alimenté par sa voiture génératrice pour des trajets allant jusqu'à 50 km. Au delà, l'ensemble peut être tracté par une locomotive à vapeur et englobé dans le convoi transportant alors tous les éléments de la batterie.

Il faut savoir que la batterie 830 nécessite, pour sa mise en œuvre, un effectif de 8 officiers, 210 soldats, 5 chevaux, 4 chariots hippomobiles pour transporter les bicyclettes, la cuisine roulante, etc, 32 véhicules automobiles de différents types avec leur remorque. Nous ne savons pas si cette organisation était intégralement respectée en 1939.

Pour mettre un 420 en position de tir, il faut exécuter des travaux préparatoires qui prennent un certain temps et qui dépendent de l'état du terrain où la batterie sera installée :

Caillasse fine : 20 h pour creuser la fosse de l'embase et 12 h pour le montage

Grosse caillasse et terrain instable : 2 à 10 jours pour la fosse de l'embase et 18 h pour le montage

Rocher : 8 à 10 jours pour la fosse de l'embase et 36 à 40 h pour le montage.

Ceci sont les chiffres pour le modèle 16. Le modèle 17 diffère du modèle 16 par une taille et un poids nettement moins importants de l'embase et nécessite nettement moins de temps de montage.

La taille de la fosse accueillant l'embase de la pièce M17 est de : longueur : 6,5 m, largeur : 5,2 m, hauteur : 1,6 m. L'imposante embase (fractionnée en deux pour le transport) accueille alors la plaque tournante qui permet de tirer à 360°.

Le mortier 420 Skoda a une portée de 12,7 km avec l'obus de 1000 kg, de 14,6 km avec l'obus allégé de 800 kg, avec une cadence de tir de 6 à 8 minutes par obus. Chaque projectile est chargé de 89,6 kg d'explosif.

La pression générée par le recul du tube est de 700 tonnes.


Juin 1940

Le front de la Sarre

Début juin, la première armée allemande qui est positionnée devant la ligne Maginot entre la Moselle et le Rhin reçoit l'ordre d'attaquer. Il s'agit là du plan "Fall Rot". L'attaque sur le front de la Sarre, dénommée "Opération Tiger", doit s'effectuer dans la matinée du 14 juin. Pour cela plus de 1000 canons seront mis en œuvre. Mais dès le 10, les sections d'assaut allemandes investissent, sur plusieurs kilomètres, l'espace entre la frontière et les premiers points d'appui avancés français. Le 11, ils sont déjà dans la forêt de Puttelange. Mais ils butent sur les avancées de Biding et de Barst-Cappel.

Pour se donner toutes les chances, l'état-major affecte au front de la Sarre la Schwere Artillerie Abteilung 800 qui fera mettre en œuvre la batterie 830, donc le mortier Skoda de 420 mm. Cette dernière aura pour mission de faciliter l'avance de la 93e Infanterie Division en pilonnant les points de résistance que pourraient rencontrer les troupes allemandes.

Les éléments de la batterie sont alors acheminés vers ce que les Allemands appellent un "Einsatzbereich", donc un point de déploiement, qui sera pour la circonstance Saarbrücken. Le point de déploiement est aussi le lieu où la batterie passe du mode de transport ferroviaire au mode routier. De là, les éléments sont acheminés alors par leurs propres moyens jusqu'à l'endroit où sera aménagée la position de batterie. Ce sera nécessairement un endroit assez dégagé, plat de préférence, si possible sur un terrain consistant et près d'une route car il est hors de question de faire du tout-terrain avec des remorques d'un poids total allant jusqu'à 44 tonnes.

L'endroit choisi pour la circonstance se situe entre les localités de Cocheren et de Theding, deux villages situés à peu de distance au sud de Forbach. C'est donc bien en territoire français que sera installée notre batterie 830. Et c'est vraisemblablement dès le 12 que les éléments précurseurs se mettent à creuser l'encuvement qui servira à accueillir l'imposante embase et la plaque tournante de la pièce. L'emplacement choisi se trouve non loin d'une route, dans un pré bordé par un bois. Au loin, on aperçoit les premières maisons d'une des deux localités

On peut donc supputer que l'impressionnant convoi ait rejoint son emplacement par la route, depuis Saarbrücken, mais on a du mal à imaginer la traversée de la ville de Forbach qui a sans doute subi des destructions. Peut être a-t-il emprunté la voie ferrée Saarbrücken-Saint-Avold pour ensuite prendre la route en gare de Rossbruck ?

Mais quelle est donc la mission exacte de notre Grosse Bertha ? Cette question laisse quelque peu perplexe, même les meilleurs spécialistes. En effet, le 420 est surtout destiné à réduire, avec ses obus antibéton, les fortifications qui pourraient entraver l'avancement des troupes. Or, dans la Sarre, les seules fortifications sont les grosses casemates STG de ce qu'on pourrait appeler la ligne principale de résistance. Elles sont faiblement armées et privées de l'essentiel de leurs cuirassements. S'ajoutent à cela une multitude de blockhaus sans grande valeur défensive, bref, pas de quoi mobiliser l'énorme engin de destruction de la batterie 830.

Mais la grosse Bertha fait bien feu le 14 juin 1940. Des photos la montrent en position de tir. Sur d'autres, plusieurs obus sont prêts à être chargés, une inscription au dos d'une des photos mentionne un premier tir. Sur les monstrueux projectiles, les artilleurs ont peint des inscriptions en grosses lettres blanches. Sur l'un d'eux on peut y lire :"Gruss vom Abteilungschef" – le chef du détachement vous salue. Sur un autre, où la mention n'est que partiellement lisible, on devine que c'est le Herr Major Lankau qui envoie son salut

Curieusement, aucun rapport français ne relève des impacts de 420. Aucun auteur connu n'a jusqu'à présent réussi à dénicher le moindre texte en la matière. Et pourtant, elle a bien tiré, notamment sur le secteur Barst-Marienthal. C'est ce que mentionne notre photographe qui, de passage dans ces localités avec l'état-major 800 pour en constater les effets, précise que "cela ressemble au front de Verdun".

L'explication pourrait être celle-ci : parmi un millier de canons faisant feu en même temps sur un front de 40 km, nul ne pouvait distinguer les départs du 420 dans un tel bruit de fond. Et si personne n'a trouvé de restes de projectiles, la violence de l'attaque et le repli des troupes dans la nuit suivante n'ont guère laissé le loisir aux Français d'aller fouiller le terrain, (comme l'a fait au Schoenenbourg le capitaine Stroh, après l'armistice) pour constater les dégâts. Egalement, parmi les très importantes destructions subies par le déchaînement de l'artillerie allemande, qui aurait pu faire la différence dans les amas de décombres ?

Dans la nuit du 14 au 15, après une résistance farouche qui mit en échec l'attaque allemande, les troupes françaises se replièrent sur ordre. C'est ainsi que se termina la bataille de la Sarre. N'ayant plus d'objectifs car sa portée ne s'étendant pas au delà de Biding, Saint-Jean-Rohrbach et Puttelange, le mortier Skoda sera vraisemblablement démonté dès le 15 juin pour reprendre la route vers une autre destination.






Dans les Vosges

Nous retrouvons notre batterie 830 alors qu'elle arrive par voie ferrée dans le Palatinat, cette province allemande qui fait face au nord de l'Alsace. Sa destination est le massif montagneux de la Hardt. Un détail : ce dernier s'appelle du côté allemand de la frontière "la Hardt" alors que du côté français on le nomme "Vosges du Nord ou encore basses Vosges". Le point de déploiement est cette fois-ci Bundenthal, du nom du terminus ferroviaire de la ligne Landau-Dahn.

Mais là, l'enjeu est d'une toute autre dimension puisqu'il s'agit cette fois-ci de s'attaquer à la "vraie ligne Maginot". L'objectif est alors plus coriace que dans la Sarre car il s'agit ici de s'en prendre à des casemates et des blockhaus édifiés par la CORF sur une ligne s'étendant de Lembach à Bitche, avec la particularité que ces blockhaus peuvent bénéficier, en grande partie, du soutien d'artillerie des gros ouvrages situés aux extrémités de ce secteur.

Ainsi, l'artillerie lourde devra faciliter les attaques prévues par la 246e Infanterie Division du général Kniess. Dans ce cadre, l'Infanterie Regiment 380 essaiera de percer les défenses françaises du secteur du col de Gunsthal tandis que l'I.R. 435 s'en prendra à celles de la clairière de la Verrerie. Ces deux secteurs, surtout celui de Gunsthal, sont caractérisés par un relief montagneux et fortement boisé dont l'accès n'est pas des plus aisés. Cet inconvénient se révèle être un gros avantage pour les Allemands. Les ouvrages visés sont faiblement armés, ils sont implantés dans une vaste et dense forêt où, malgré des déboisements, les vues sont assez réduites, l'appui réciproque entre fortifications lui aussi étant assez limité. En outre, ces dernières sont hors de vue des observatoires renseignant les gros ouvrages du Four à chaux et du Hochwald dont ils bénéficient de la protection de leur artillerie.

Bref, l'état-major allemand vise le point faible et il a bien raison car pour faciliter le tout, les troupes d'intervalle françaises et l'artillerie de secteur viennent juste d'être retirées du front pour aller se battre en Lorraine et dans les Vosges. Les blockhaus et casemates se défendront donc seuls, comme des môles au milieu d'un océan de verdure. Mais il y a le risque que les ouvrages du Four à Chaux et du Hochwald se mettent de la partie. Aussi, l'Artillerie Abteilung 800 engage un second monstrueux mortier, la batterie 810.

C'est ce que disent différents auteurs qui citent les comptes-rendus allemands car nous n'avons, à l'heure actuelle, pas encore de preuves photographiques de la présence de la pièce de 355 mm à Schönau.

A Bundenthal, les deux batteries sont acheminées par la route sur un trajet de 10 kilomètres à destination du village de Schönau où les éléments avancés ont préparé les emplacements de tir. On ne sait où sera installée la batterie 810 mais il est sûr que la batterie 830 a été remontée et mise en position à côté d'une ferme elle-même adossée à un bois. La vallée s'élargit quelque peu à cet endroit puis se rétrécit au niveau du débouché sur la France, qui n'est qu'à trois kilomètres à vol d'oiseau. Cette route mène d'ailleurs directement à Lembach où se situe, comme chacun le sait, l'ouvrage du Four à chaux. Ainsi, entre l'emplacement de tir du 420 et le Four à chaux, il y a juste 7,5 km. En outre, en décalant de quelques degrés l'orientation du mortier, on peut aussi viser l'ouvrage du Hochwald Ouest qui n'est distant que de 9,5 km.

En fait, l'objectif est bien de faciliter la tâche de l'infanterie allemande qui devra donner l'assaut aux blockhaus du col de Gunsthal et à la casemate de la Verrerie. C'est I'Infanterie Regiment 380 qui aura en charge de s'en prendre à Gunsthal et l'I.R. 435 à la Verrerie. Trois kilomètres à peine séparent les deux objectifs, mais dans ce paysage montagneux les distances prennent une toute autre dimension.

Le 19, tout est prêt et quand l'artillerie ouvre le feu, les sections d'assaut ont déjà franchi la frontière depuis un moment pour s'approcher au plus près des ouvrages français. Puis c'est un orage qui s'abat sur les pauvres casematiers du 165e RIF. Un ballon captif guide les tirs de l'artillerie allemande. Dans ce déluge, notre 420 y participe en ouvrant le feu à plusieurs reprises. Plusieurs obus sont prêts sur leurs wagonnets de chargement. Les artilleurs allemands y ont à nouveau peint des inscriptions. On peut lire sur l'un d'eux "Franzmann, hast du Angst ?" – Français, as-tu peur ?, sur un second "Gruss aus Braunschweig" – bien le bonjour de Braunschweig. Sur un troisième, c'est Bubi qui salue le destinataire - "Gruss von Bubi". D'ailleurs, les artilleurs de la batterie 830 ont acquis le sentiment de se battre enfin contre du sérieux, pas comme dans la Sarre où les pauvres objectifs étaient loin d'être à la hauteur de leurs possibilités. Aussi, peignirent-ils en grosses lettres blanches sur le tube du canon, l'inscription "Der Maginot-brecher" – le casseur de la ligne Maginot. Mais malgré cela, aucun ouvrage français n'est touché et c'est bien là que l'on peut se poser la question : était-il bien nécessaire de déployer cette super-artillerie contre des ouvrages aussi petits que les blockhaus des basses Vosges ?

Et la batterie 810, qu'a-t-elle fait dans tout cela. On peut supposer qu'elle aussi tira sur la ligne de casemates. Mais avec quels résultats ? Aucune trace d'impact, aucun ouvrage atteint qui aurait alors été immanquablement anéanti. Dans l'après-midi, selon l'historien Roger Bruge, le commandement désigna pour cibles les ouvrages du Four à chaux et du Hochwald Ouest. En somme, un objectif bien plus noble que les petites casemates. Ces deux ouvrages auraient pu d'ailleurs faire échec aux troupes d'assaut allemandes en les prenant sous leur feu. En fait, l'artillerie de ces deux forts a bien ouvert le feu, surtout au Four à chaux, le plus proche. Mais là on ne savait plus où donner de la tête car les Allemands progressaient de toutes parts. Les artilleurs français traitèrent de multiples objectifs…sauf les blocs attaqués par les Allemands pour la bonne raison qu'aucune information qui aurait pu leur indiquer quels ouvrages étaient en voie d'être submergés ne leur parvint. Et puis, dans cet environnement montagneux et boisé, l'observation directe était impossible et le grondement des coups de canon qui résonnait d'une montagne à l'autre rendait toute localisation problématique. Malgré cela on peut trouver bien imprudent d'avoir érigé les batteries 810 et 830 aussi près de la frontière, à portée de la tourelle de 75 mle 32 du Four à chaux ainsi que de celle des 75 mle 33 du Hochwald Est. Que se serait-il passé si les Français avaient pu localiser ces positions ? Les Allemands étaient-ils tellement sûrs d'eux ?

Ni au FAC, ni au Hochwald, on ne releva d'impacts d'obus de 355 mm ou de 420. Pas le moindre éclat, pas le moindre fragment, pas le moindre cratère correspondant à ces calibres, Et pourtant, Dieu sait si nos artilleurs et surtout les spécialistes du génie avaient l'œil. Alors, qu'en a-t-il été ? On peut supposer que les pointeurs n'obtinrent pas les renseignements nécessaires pour ajuster leurs tirs.

Quelques heures plus tard, l'affaire était réglée. Les Français avaient résisté jusqu'à la dernière extrémité avant de succomber. Mais que pouvaient-ils faire avec leurs pauvres mitrailleuses ou encore leurs FM 24/29 contre un tel déchaînement ?

De toute façon, au soir du 19, les avant-gardes allemandes qui à partir de là n'avaient rencontré aucune résistance avaient atteint Haguenau, privant alors d'objectifs les batteries 810 et 830. D'ailleurs, arriva très rapidement l'ordre de tout démonter et de prendre la route vers une autre destination.






Tonnerre sur le Schoenenbourg

Dans la soirée du 19 juin, arriva l'ordre de déménager les batteries 810 et 830. Il y avait urgence car l'état-major réclamait leur intervention à quelques kilomètres plus à l'Est, dans le secteur de Bergzabern où était prévue une autre tentative de briser la ligne Maginot. Cette dernière devant débuter le 20, les équipes travaillèrent de nuit ; elles n'avaient rien à craindre car le relief les rendait invisibles aux yeux des Français qui de toute façon avaient perdu tout espoir de bénéficier d'observations aériennes.

Pour la batterie 830, les véhicules lourdement chargés reprirent la route en sens inverse pour remonter sur la voie ferrée à Bundenthal. Le 20 juin, le convoi traversa les gares de Dahn, Annweiler, Landau, pour se diriger vers le sud où il arriva à Schaidt. Là il emprunta la voie ferrée militaire qui avait été conçue pour acheminer les matériaux ayant servi à la construction des ouvrages du Westwall, face à Wissembourg et dans le massif de la Hardt. Le point de déploiement sera Bergzabern (aujourd'hui Bad-Bergzabern).

Un trajet de 5 km par la route amena hommes et matériels au sud du village d'Oberotterbach où le 420 fut mis en place à la sortie de la grande courbe menant à Rechtenbach. L'installation se fit dans un vaste pré, en terrain bien dégagé. A proximité, pointent les arbres d'un verger ; au loin, on distingue le village d'Oberotterbach. Mais ici, pas montagnes ou de bois pour tant soit peu camoufler la batterie. Qu'à cela ne tienne puisqu'on est à distance respectable de la ligne Maginot qui est bien incapable de faire du tir de contrebatterie jusque là : un peu plus de 11 km jusqu'au Schoenenbourg et cinq cent mètres de moins jusqu'au Hochwald-Est, encore que ce dernier, avec sa tourelle du bloc 7 bis ? Allons, pas d'inquiétudes, on sait bien du côté allemand que les observatoires français n'ont que des vues limitées aux premiers reliefs surplombant Wissembourg.

Comme toujours, la fosse de l'embase est déjà prête, creusée par l'équipe de terrassement qui avait pris les devants. Le remontage de la pièce fut aussitôt entamé. Les hommes mouillèrent à nouveau leur chemise, il fallait être prêt dès que possible car l'attaque de la ligne Maginot avait déjà débuté.

La batterie 810 avait pris de l'avance sur la 830 (Roger Bruge), son transfert s'étant vraisemblablement déroulé uniquement en mode routier. C'est donc tractées par les gros engins semi chenillés que les remorques arrivèrent dans la journée du 20 au point de déploiement de Bergzabern. Pour notre 355, le photographe de l'Abteilung 800 le situe également en position à Oberotterbach. Mais tout indique qu'il n'est pas proche du 420 et qu'il serait positionné au nord de la localité, non loin de Dörrenbach. Ici, pas de pré mais de nombreux arbres ; tout à côté, se dresse une vaste grange en bois qui perdra une bonne partie de ses tuiles quand le souffle du départ du premier obus fera le ménage. Dans la matinée du 21, le groupe électrogène qui produira le courant pour la rotation et le pointage de la pièce ronronne déjà, les bidons d'essence ont été déposés à proximité, les servants s'activent à la préparation des projectiles et le mortier est partiellement recouvert de branchages, en guise de camouflage.

Les objectifs des deux pièces sont à nouveau l'ouvrage du Hochwald, pour son aile Est, et le Schoenenbourg. Ces deux forts risquent en effet d'entraver l'attaque qui a pour but de réduire les casemates CORF du secteur Hoffen-Aschbach-Oberroedern.

C'est aux régiments 313 et 352 de la 246e Infanterie Division que sera confiée la mission de prendre d'assaut les casemates d'Aschbach et d'Oberroedern-nord. Mais les équipages de ces ouvrages (79e RIF) tinrent le choc, malgré les bombardements de Stukas, mettant les attaquants allemands en échec. Mais ce succès de la défense française était aussi dû, en grande partie, à l'intervention du fort de Schoenenbourg et de son voisin le Hochwald. Pour les Allemands, il n'y a alors qu'une seule issue possible, s'ils veulent percer, il faut faire taire ces deux ouvrages, et principalement le Schoenenbourg.

Le 21, en fin d'après-midi, donc au lendemain du déclenchement de l'attaque, le Schoenenbourg encaisse les premiers coups de la "grosse artillerie". A l'ouvrage, personne ne sait encore quel est le mastodonte qui lui tire dessus. On ne peut que rentrer la tête dans les épaules quand ça vous tombe dessus et compter les coups.

A Oberotterbach, les servants de la batterie 830 sont fins prêts. Enfin ! Le Maginot-brecher est en position de chargement. Les artilleurs, qui décidemment ont de l'humour, ont à nouveau peint des citations sur les projectiles en attente. On y lit "Wohl bekomms", qu'on pourrait traduire (sans garantie) par "pour ton bien-être". Le second est dédié à un Reichsminister dont on ne peut malheureusement lire le nom. D'autres, tirés les jours suivants, portent également des mentions. Sur un obus en attente de chargement, on peut lire "Der Friedensschuss nach England" - un coup pour la paix sur l'Angleterre. Insatisfait, quelqu'un a ajouté en petites lettres "et pour la France".

Arrive alors l'ordre de tir. On pousse l'obus dans le tube à l'aide d'une longue tige de fer après que le wagonnet de transport l'eut amèné jusqu'à l'entrée de la culasse. On bourre les charges dans la douille, enfourne cette dernière, ferme et verrouille la culasse, dresse le tube en position de tir et c'est le tonnerre qui éclate. Une longue flamme surgit du canon, ainsi qu'un puissant souffle d'air, le tout suivi par un nuage de fumée résultant de la combustion de la charge. Les servants se sont éloignés en mettant leurs deux mains sur leurs oreilles. L'obus monte à environ 8000 mètres, puis retombe. Le capitaine Brice, qui est à ce moment sur les dessus du Hochwald, raconte : "On les entendait arriver. Le bruit du déplacement de l'air était similaire à celui du passage d'un train".

Au bloc n°6 du Schoenenbourg, c'est le choc, imprévu, épouvantable, qui renverse les hommes et tout ce qui n'est pas fixé à demeure. Les tables, les effets personnels posés sur les étagères, le poste radio, les caisses à cartouches, tout tombe à terre dans un vacarme qui s'ajoute au fracas de l'écrasement du 420 et de ses 89 kg d'explosifs qui détonnent. La volée d'escalier reliant l'étage inférieur à celui du haut s'effondre et se disloque dans l'étage inférieur. Il se produit une fissure de plusieurs centimètres de large à la jonction de la dalle inférieure du bloc et de sa cage d'escaliers. Sous le choc, les 3000 tonnes du bloc 1 et tout le puits d'escaliers s'affaissent de cinq centimètres, provoquant une cassure qui court tout le long du couloir de desserte de la partie souterraine du bloc. Les blocs 3 et 5 ont mieux résisté mais ont subi les mêmes fissures dans la cage d'escaliers, Au bas du bloc 5, qui lui aussi a encaissé un coup, la voûte de la chambre du commandant du bloc est lézardée et l'eau stagnant dans le terrain alentour coule dans la pièce. Une chose est sûre, les occupants des blocs de combat du Schoenenbourg se souviendront longtemps de la grosse Bertha !

Les artilleurs allemands, eux, réitéreront leurs tirs les 22 et 23 juin.

Quand l'armistice entre en vigueur le 25 juin à la première heure, tout s'arrête. Au Schoenenbourg, le lieutenant Larue dénombre dans son journal de bord reconstitué après la guerre, un total d'environ 40 obus de très gros calibre, dont 4 non éclatés. Dans la journée, le capitane Stroh, commandant du génie de l'ouvrage, sort par une issue de secours pour faire, en spécialiste consciencieux, le relevé de tout ce qui est tombé sur les dessus, dont bien entendu les impacts des mortiers géants. Il en dénombre 52 (dans son rapport de 1941), mais ne réussit qu'à en détailler 34 dans le temps. La veille déjà, en ramassant des éclats, il est arrivé à reconstituer le calibre. C'est sans conteste du 420. Trois ont touché directement des blocs (blocs 3, 5 et 6), un a fait camouflet contre le bloc 4. Quand ils tombaient dans le terrain alentour, dit Stroh, les obus antibéton ne créaient pas d'entonnoirs, comme les bombes. On ne voyait qu'une espèce de cheminée d'environ un mètre de diamètre, profonde de plus de dix mètres. Leur charge interne explosait alors en profondeur, créant une cavité et fissurant quelques locaux souterrains.

Plus tard, après la défaite française, les services allemands du génie firent, pour la rédaction d'une Denkschrift – un mémoire sur les fortifications de chaque pays conquis -, un relevé des impacts. Celui-ci ne correspondait pas exactement à celui du capitaine Stroh, loin s'en faut, les pionniers allemands recensant 28 cratères d'artillerie lourde.

Le commandant Rodolphe, qui commande le groupement d'artillerie et qui a son bureau au Hochwald, cite dans son livre de bord, rédigé au moment même des faits, que ses subordonnés du Schoenenbourg lui auraient communiqué que l'ouvrage aurait reçu 52 obus de très gros calibre. Alors, qui a raison ? Larue, ou Stroh qui oublie toutefois de mentionner une série de 14 obus tombés sur l'ouvrage dans la matinée du 23 ? Est-ce Rodolphe, ou encore les Allemands ? La vérité se trouve vraisemblablement dans les chiffres de Rodolphe, qui, en transcrivant directement les informations reçues alors que les faits venaient juste de se passer, semble le plus crédible.

Et le 355 dans tout ça ? Eh bien, lui aussi a fait feu. Une photographie le montre en position de tir, le tube presque à la verticale. Malheureusement pour lui, comme au Hochwald et comme au Four à chaux, personne n'a jamais trouvé le moindre indice qui eut pu le prouver. Peut être l'engin n'était-il pas au point et que ses projectiles sont tombés loin de l'objectif ? Il y a cependant une hypothèse en sa faveur. Il se pourrait que les entonnoirs de ses obus aient été quasiment similaires à ceux du 420 et que personne n'ait su faire la différence.

C'est cette version qui pourrait être la bonne car peu de temps après que les Français eussent déposé les armes, l'état-major de l'Abteilung 800 se rendit au Schoenenbourg pour constater les résultats des tirs de ses deux batteries. En effet, sur la dernière photo de la série prise par le même auteur, on distingue le commandant Reynier qui discute avec plusieurs officiers allemands. Le capitaine Stroh, qui n'avait pas été convié à cette visite écrit dans ses mémoires : "L'ouvrage avait été visité, début juillet, par les deux colonels allemands dont dépendaient les pièces ; ils réclamaient chacun la paternité des profonds camouflets créés dans la terre, déclinaient celle des points d'impact sur le béton et cherchaient à la rejeter l'un sur l'autre, en trouvant bien faibles les effets de leurs obus sur le béton". Et encore : "Après des renseignements obtenus ultérieurement, il résulterait que la moitié environ des projectiles était de 420, l'autre, d'un calibre inférieur".

Comme quoi, le 420 et le 355 auraient bien tiré sur le Schoenenbourg et comme quoi les deux commandants de ces batteries étaient surpris du peu d'effet sur les blocs.

Il semble que le Hochwald-Est, qui pourtant était un objectif prioritaire dans les plans de l'état-major, n'ait pas subi le feu des deux mortiers.

Le 420 Skoda sera encore engagé sur le front russe, en 1942, au cours du siège de Sébastopol. La pièce de 355 mm fut affectée aux essais de l'obus Röchling antibéton d'un poids de 925 kg qui était capable de percer jusqu'à 4 m de béton armé, mais qui ne dépassa pas le stade expérimental. Une batterie de 355 mm sera affectée, en 1941, à la Schwere Artillerie Abteilung 641.







Jean-Louis Burtscher, Août 2007


Sources :

- Photographies de l'époque


Bibliographie :

- Alain Hohnadel et Jean-Yves Mary : Hommes et ouvrages de la ligne Maginot

- Guy François et Patrick Toussaint : Les obusiers de 42 cm Skoda

- Johannes Nosbüch : Damit es nicht vergessen wird

- Pierre Stroh : Rapport de 1941

- René Rodolphe : Combats dans la ligne Maginot

- Robert Brice : Recueil de souvenirs

- Roger Bruge : "Faites sauter la ligne Maginot et On a livré la ligne Maginot"

- Franz Kosar : Die schweren Geschütze der Welt

- Maréchal von Senger und Etterlin : Die deutschen Geschütze 1939/1945


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