Deux prisonniers indiens cachés
dans le Schoenenbourg en 1944 (1)

 

Par M. Sahib Dad (ancien prisonnier de guerre en Allemagne)

 

 

Formation initiale

 

Le 25 janvier 1940, je me suis engagé dans le Corps du Génie Civil de l'Armée Indienne, dans la compagnie connue sous le nom de S & M Bengal (Bengal Sappers and Miners). Le centre de formation était à Roorkee dans le district de Saharanpur en Inde. Après avoir fait mes classes pendant un an dans cette compagnie, j'ai été transféré dans un autre corps du génie civil connu sous le nom de 35th Field Squadron  qui faisait partie du 3rd Indian Motor Brigade basée à  Sialkot.

 

À cette époque, la Seconde Guerre mondiale était à son paroxysme . L'armée italienne, alliée aux allemands, était  engagée en Afrique du nord et une division  de l'armée indienne était déjà en train de la combattre. C'est cette division qui a libéré certaines villes de Libye comme El Adem, Mersa Matruh et Tubruq avant de pousser vers le sud et d'entrer en Éthiopie, avant de recevoir l'ordre de retourner en Libye. On a ordonné à notre brigade d’aller l’aider en Afrique du nord.

 

 

Notre arrivée en Afrique du nord

 

En janvier 1941 notre brigade a quitté Sialkot pour Bombay d'où, le 4 février 1941, nous avons embarqué pour l'Afrique. Le 12 février, nous avons débarqué au port égyptien de Suez. Nous avons dressé  le camp à Istanha à l'est du Caire, où nous avons subi un entraînement militaire pendant une vingtaine de jours. 

 

Ensuite nous avons voyagé  sur terre en longeant la côte méditerranéenne campant à divers endroits et nous sommes entrés en Libye. En nous dirigeant vers l'ouest nous avons traversé des sites où des batailles avaient eu lieu. Avant d'entrer dans le port libyen de Darnah nous avons bifurqué au sud dans le désert. Nous avons dressé le camp à Mechili, à quarante kilomètres au sud de Darnah. Mechili était un point de ravitaillement en eau (l'eau de pluie y était stockée).

 

 

La première rencontre avec l'ennemi

 

La division de l'armée indienne à laquelle nous devions nous joindre n'était  pas revenue d'Éthiopie. Un jour notre chef de brigade a reçu l'information que l'armée allemande avait atterri en Afrique du Nord et se dirigeait vers l'Égypte par l'est. Deux jours plus tard, chaque unité de notre brigade a reçu l'ordre  de se retirer vers l'Égypte. Notre unité avait comme mission de  rendre l'eau des puits non potable avant de partir. Nous avons donc passé toute la nuit à déverser de grandes quantités d'essence dans les puits pour  rendre l’eau imbuvable, pendant que les autres reculaient vers l'Égypte en profitant de la nuit.

 

Le lendemain matin nous avons découvert que toutes les unités de notre brigade avaient été encerclées par l'armée allemande. Des coups de feu ont été échangés de chaque côté. Au lever du soleil nous avons constaté que le quartier général de notre brigade était tombé aux mains de l'armée allemande avec quelques-unes de nos unités. Les unités restantes ont déposé les armes et se sont rendues. Donc le 8 avril 1941, notre brigade a été faite prisonnière. Nous avons passé les trois jours suivants en plein désert sans manger ni  boire. Ensuite les allemands nous ont emmenés au port de Darnah. De là nous nous sommes rendus par la route au port libyen de Tripoli où nous avons embarqué pour Naples, en Italie. De Naples nous avons traversé en train l'Italie et puis l'Autriche pour arriver à un endroit en Allemagne appelé Annaburg, dans un camp de prisonniers de guerre.      

 

 

Prisonnier de guerre en Allemagne

 

Je ne suis pas sûr si Annaburg a plus tard fait partie de l'Allemagne de l'Est ou de la République Fédérale d'Allemagne, mais c'était entouré de petits villages comme Jessen, Wiesenburg et Wittenberg. Au camp d'Annaburg, les Allemands nous ont enlevé nos uniformes militaires et nous ont donné un uniforme spécial de prisonnier de guerre à porter. Ils ont séparé les officiers de haut rang, même les junior commissioned officers (J.C.O.s) et ne sont restés dans le camp que les sous-officiers (N.C.O.s) et les autres rangs inférieurs. On ne donnait que de maigres rations aux  prisonniers qui se sont donc rapidement  affaiblis. Certains étaient si faibles qu'ils ne pouvaient pas se tenir debout pendant l'appel et ne pouvaient même pas marcher jusqu'aux latrines depuis leurs casernes sans tomber plusieurs fois en chemin. Les officiers de la Croix Rouge ne sont venus au camp que cinq mois plus tard et ont constaté la façon effroyable dont les Allemands traitaient les prisonniers. Il a encore fallu attendre un mois avant que les colis de la Croix Rouge n'arrivent: chaque prisonnier recevait un colis par semaine. Chaque paquet contenait six aliments indiens qui nous ont aidés à survivre.  

 

On séparait les prisonniers de nationalités différentes, et dans notre camp il n'y avait que des prisonniers indiens. On nous faisait travailler dans différentes usines. Certains d'entre nous devaient déneiger les routes. Les Allemands nous faisaient faire toutes sortes de travaux. Nous sommes restés dans le camp d'Annaburg pendant environ trois ans.

 

À ce moment-là, l'alliance Germano-Italien a commencé à battre de l'aile et un nouveau front éclata à l'est entre la Russie et l'Allemagne. Ce fut un tournant de la Seconde Guerre mondiale. Au fur et à mesure que le conflit s'étendait, les Allemands divisaient les prisonniers d'Annaburg en plus petits groupes et les emmenaient ailleurs pour les éloigner du front. Mille prisonniers de notre brigade ont été déportés dans un camp en Alsace après plusieurs courts séjours dans d'autres camps en France.          

 

 

Second camp de Prisonnier de Guerre en France

 

L’Alsace est une région qui se situe à l'est de la France et à l'ouest de l'Allemagne et dont la ville principale est Strasbourg. L'Allemagne avait repris cette région à la France de force en 1870. La France avait construit une ligne pour défendre la frontière, connue sous le nom de « Ligne  Maginot». Les gens qui habitaient en Alsace parlaient les deux langues, le français et l'allemand. La majorité de ces gens préféraient un gouvernement français à un gouvernement allemand. A l'intérieur de la Ligne Maginot il y avait des trains  en souterrain et il y avait aussi des «gun posts» (? casemates ou observatoires d'artillerie) situées à divers points le long de la ligne. Notre camp était très proche de la Ligne Maginot et l'eau et l'électricité de notre camp provenaient de cette ligne. Il y avait deux civils dans notre camp qui faisaient  des travaux d'entretien de l'électricité et de l'eau.

 

Un de ces hommes  s'appelait Fettry (l'auteur retranscrit ici la prononciation orale du nom qui est en réalité "Fedry"). Un de mes amis prisonniers, Jeffar, et moi-même nous sommes liés d'amitié avec Fettry qui était pro français. Les soldats allemands avaient l'habitude de diviser les prisonniers en groupes de vingt-cinq hommes et chaque jour ils emmenaient chaque groupe à un endroit différent pour effectuer des tâches différentes. Tous les matins, trois soldats allemands emmenaient notre groupe en forêt pour couper du bois et le soir ils nous ramenaient au camp (donc au camp de sûreté de Schoenenbourg, dont on a d'ailleurs retrouvé des inscriptions en ourdou, qui est une langue indienne).

 

 

Évasion du camp de Prisonnier de Guerre

 

A cette époque, l'armée américaine avait débarqué à Marseille et avançait vers le centre de la France. Un jour Jeffar et moi-même avons demandé à Fettry s'il pouvait nous aider à nous évader du camp. Fettry a accepté de nous aider et nous a donné la clef d'un des portails du souterrain de la Ligne Maginot et nous a indiqué un endroit sûr pour nous cacher. La forêt où nous avions l'habitude de travailler était si dense qu'on n'y voyait pas à plus de cinquante mètres. Pendant les trois ou quatre jours qui ont précédé notre évasion nous amenions de la nourriture en forêt et nous la cachions dans un endroit sûr. Puis un jour un des soldats allemands est revenu au camp avec quatre prisonniers pour aller chercher le déjeuner alors qu’un soldat était stationné à  l'endroit où nous avions l'habitude de prendre le déjeuner dans la forêt, donc il n'en restait plus qu'un là où les prisonniers travaillaient. Jeffar et moi nous nous sommes éloignés discrètement et nous nous sommes cachés dans la forêt. Le soir, quand les soldats ont compté les prisonniers avant de les ramener au camp, il en manquait deux.

 

Les soldats ont pensé que les prisonniers absents s'étaient détachés du groupe et rentreraient tous seuls au camp. Nous sommes restés cachés dans la forêt jusqu'au coucher du soleil. Ensuite, Jeffar et moi sommes allés chercher la nourriture que nous avions précédemment cachée dans la forêt et puis nous sommes allés dans le souterrain là où Fettry nous avait dit de nous cacher. Le lendemain quand Fettry est allé au camp, un ami prisonnier lui a dit que deux de ses amis étaient absents. Fettry a fait l'innocent et a dit que Sahib et Jeffar étaient idiots, qu'on les attraperait et qu'ils seraient fusillés. Le lendemain Fettry est venu à notre cachette dans le souterrain et nous a dit de ne pas nous inquiéter et nous a emmené à un autre endroit dans le souterrain.

 

 

Dans la cachette

 

C'était vers la mi-septembre 1944, nous nous étions échappés et nous étions dans notre cachette. Un jour nous avons demandé à Fettry s'il pouvait nous procurer une carte parce que nous voulions sortir de la Ligne Maginot pour rejoindre l'armée américaine qui avançait. Fettry nous a dit qu'il y avait trop de soldats allemands sur les routes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que le terrain était trop humide et marécageux et que par conséquent nous ne pourrions pas aller très loin sans être attrapés et fusillés. Il nous a conseillé de rester dans notre cachette jusqu'à ce qu'une occasion se présente. Donc nous sommes restés dans le souterrain pendant environ trois mois. Le peu de nourriture que nous avions amené n'a duré que quelques jours. Le jour on pouvait regarder les champs à l'extérieur depuis les «gun posts». Nous y avions vu des pommiers et des poiriers. La nuit nous sortions et nous rapportions des pommes et des poires. Parce que la nourriture était très rationnée, Fettry ne pouvait nous apporter qu'un pain de temps en temps. Par conséquent pendant trois mois nous n'avons vécu que de pommes et de poires.

 

 

L'avancée de l'armée américaine

 

Quand l'armée américaine s'est rapprochée de notre camp, les Allemands ont éloigné tous les prisonniers de la ligne de front. Un jour, Fettry est venu nous dire que l'armée allemande voulait utiliser la Ligne Maginot comme ligne de  défense et que ce jour même les officiers allemands devaient venir inspecter le souterrain. Fettry nous a emmené dans un petit magasin situé sous un des escaliers dans le souterrain. Il nous a dit d'y rester tranquillement et a verrouillé les portes en acier du magasin de l'extérieur. Fettry nous a dit qu'il reviendrait le soir après le départ des officiers allemands et nous ferait sortir. Quelques heures après que Fettry nous ait quittés, les officiers allemands sont venus pour leur inspection, et nous entendions leurs pas. Nous avons eu très peur quand les officiers allemands se sont tellement approchés de nous que nous pouvions les entendre parler. Par chance ils sont partis quelques instants  plus tard et nous avons poussé un soupir de soulagement.

 

Ensuite nous avons attendu anxieusement le retour de Fettry qui devait nous faire sortir. Pendant cette attente nous avions encore plus peur car nous imaginions le pire. Et si Fettry était blessé ou même tué et ne revenait jamais…? Parce qu'après tout, la guerre faisait rage autour de nous! Nous n'avions aucun moyen de sortir puisque les portes étaient en acier et que Fettry les avait verrouillées de l'extérieur. Heureusement il est revenu mais il avait oublié dans quelle réserve il nous avait enfermés car il y avait beaucoup d'autres magasins sous les escaliers qui étaient tous identiques. Donc Fettry s’est mis à crier très fort et à cogner aux différentes portes. Quelques instants après, quand nous nous sommes rendus compte de ce qu’il se passait, nous avons frappé à notre porte en criant.

 

Finalement Fettry nous a trouvé, a ouvert la porte et nous a fait sortir. Il nous a dit que l’armée allemande reculait vers l’est et que venant de l’ouest, l’armée américaine progressait très vite. Il a ajouté qu’il y avait de fortes chances pour que les Allemands n’utilisent pas le souterrain comme ligne de défense. Nous y sommes donc restés encore 3 jours et pendant ces 3 jours, les Américains tiraient au-dessus de nous, de l’ouest en direction des positions allemandes situées à l’est.

 

 

Enfin la liberté.

 

Le jour arriva enfin (le 15 décembre 1944) où nous avons pu voir (des tourelles d’où nous avions l’habitude de sortir pour aller chercher des pommes et des poires), les premiers véhicules de l’armée américaine venir vers nous avec leurs drapeaux de la victoire accrochés aux antennes. Tout à coup notre ami Fettry arriva: il avait l’air heureux et content. Il nous a dit que les allemands avaient battu en retraite et que maintenant c’était l’armée américaine qui voyageait sur les routes. Nous lui avons dit que nous les avions vus.

 

Puis nous sommes sortis tous les 3 du bunker. Nous sommes allés vers les soldats américains et leur avons raconté toute notre histoire; L’un d’eux nous a emmenés vers leur officier et lui ont raconté notre histoire. Le commandant de l’armée américaine a alors demandé à Fettry où il voulait aller. Celui-ci a répondu qu’il voulait rentrer chez lui  et qu’il désirait nous emmener avec lui afin que l’on fasse la connaissance de sa femme. Il a précisé au commandant qu’il avait dit à sa femme qu’il cachait deux soldats indiens prisonniers de guerre et que sa femme voulait nous rencontrer avant notre départ maintenant que les allemands étaient vaincus.

 

Le commandant américain refusa de nous laisser partir avec Fettry et remercia celui-ci pour ce qu’il avait fait pour nous. A notre tour, nous avons remercié Fettry pour toute son aide depuis que nous avions fait sa connaissance. Nous avons échangé quelques propos avec lui, l’avons assuré de notre amitié et lui avons dit qu’il nous manquerait. Puis on s’est dit au revoir. Le commandant américain nous a ensuite ramené à son quartier général en jeep.

 

Jean-Louis Burtscher – 2007-2018

 


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