Le conseil de guerre du 14 juin 1940

qui s'est déroulé dans l'ouvrage

de Schoenenbourg.


Témoignages de Pierre Stroh,
ancien commandant du génie du fort de Schoenenbourg 


J'entends des jeunes émettre un rapprochement qui nous aurait bien surpris il y a dix ans encore. Ils affirment que les premiers résistants ont été les équipages de la forteresse. Le vocable de "résistance" a pris depuis 1940, lors des opérations clandestines et, surtout depuis 1944, un sens particulier dont il faut ici faire abstraction.

La Ligne Maginot pouvait permettre l'initiative ; mais nos chefs ne l'ont pas utilisée comme une défense coriace permettant à une armée mobile d'attaquer ailleurs des points faibles de l'ennemi. Les opérations de Narvik, de Belgique, de Syrie n'ont pu réussir car improvisées, préparées et lancées à temps, elles auraient pu prendre un tour heureux.

Le mois de juin 1940 apportait des circonstances inattendues et extrêmes dans lesquelles beaucoup de Français ont cherché la voie du devoir en prévoyant les manoeuvres et les exigences allemandes pour les éviter ou les éluder. Je pense en particulier aux industriels qui ont alors camouflé des stocks stratégiques. Le Général de Gaulle n'a pas été seul à résister.

Notre sentiment français a conduit nos coeurs pendant un bref Conseil de Guerre tenu à L'OUVRAGE DE SCHOENENBOURG au cours duquel nous avons pris la décision de lutter sur place.

Ce jour-là, nous savions ce que la T.S.F. nous avait dit de la percée des Ardennes, de la course des Panzer par Amiens et Abbeville, de l'embarquement de Dunkerque ; nous ignorions l'ampleur de la déroute et de l' "exode". Ce n'était pas le moment pour nous d'abandonner la position, nous comprenions par contre qu'elle fût dégarnie d'éléments appelés à se battre ailleurs.

Dans la nuit du 13 au 14 juin, la plupart des troupes qui occupaient le Secteur Fortifié de Haguenau en ses limites de 1939 (70 000 ou 80 000 hommes) se replièrent par ordre, comprenant :

- les troupes de campagne, divisions du 12e Corps d'Armée,

- la majeure partie des troupes organiques d'intervalles des Régiments de Forteresse.

Par rapport au Secteur de 1939 qui alignait au mois d'août précédent 23 000 hommes sur un front de 32 kilomètres, nous n'étions plus que 6 000, équipages d'ouvrages ou de casemates, plus une petite réserve d'infanterie et de génie, ne disposant en artillerie guère que des pièces sous béton des ouvrages. Ce qui restait de l'état-major du Secteur installé à l'Ouvrage du Hochwald aux ordres du Lt-Colonel SCHWARTZ, grand blessé de la guerre de 1914, marchant avec une canne, boitant bas, ne voulant pas le savoir, sa belle figure énergique et sa grosse moustache avaient du prestige.

Le 14 juin, vers 14 heures, le nouveau Commandant du Secteur vint à l'Ouvrage au cours d'une inspection de la position. Il voulait manifestement se montrer à ses subordonnés, sonder leur moral et les encourager.

Il s'est alors passé dans la chambre du Commandant de l'Ouvrage de Schoenenbourg un bref Conseil de Guerre dont il n'a jusqu'ici pas été assez parlé. Il n'en a pas été établi de compte-rendu mais je m'en souviens comme d'un événement récent ; étaient réunies les personnes suivantes :

- Lt-Colonel SCHWARTZ, Commandant le Secteur,

- Lt-Colonel MICONNET, Commandant l'Ouvrage du Hochwald,

- Chef de Bataillon REYNIER, Commandant l'Ouvrage de Schoenenbourg,

- Capitaine CORTASSE, Commandant l'Artillerie de l'Ouvrage,

- Capitaine KIEFFER, Commandant l'Infanterie de l'Ouvrage,

- Capitaine STROH, Commandant le Génie de l'Ouvrage. Le Capitaine GROS, Major d'Ouvrage est arrivé de la Caserne à la fin de la séance ; le Lt-Colonel n'avait pas le temps de l'attendre.

Nous avions à choisir entre deux solutions que nous proposait le Lt-Colonel SCHWARTZ :

- nous replier après avoir commis des destructions en vertu des instructions supérieures de sabordage;

- résister sur place dans l'esprit de notre devise "On ne passe pas".

Après un échange de vues, nous en vînmes aux voix ; étant le plus jeune en âge, je dus opiner le premier. L'unanimité se fit sur la seconde éventualité, celle de l'accomplissement de la mission confiée depuis des années aux troupes de forteresse ; nous basâmes notre volonté sur les motifs suivants :

- faute d'entraînement et de moyens pour la guerre de campagne, les troupes de l'Ouvrage n'auraient aucune efficacité à l'extérieur. Nous ne pouvions les envoyer ou les emmener dans l'aventure d'un repli;

- les fourneaux de la galerie étaient conçus pour la barrer en cas d'irruption ennemie et de corps à corps souterrain, cette hypothèse n'était pas envisagée et aucune autre destruction n'était préparée. Les autorités ne fixaient ni ce qu'il fallait détruire, ni dans quelle intention. Si notre mission était retardatrice, ce ne sont pas des dégâts à l'intérieur des ouvrages ou à leurs abords qui généraient l'avance allemande;

- en restant, nous n'aurions pas à improviser et agirions à coup sûr ; tant que nous aurions des munitions, nos tourelles auraient plus d'effets sur l'ennemi que nos armes individuelles dans l'hypothèse où nous partirions à pied sur les routes;

- nous répondions de notre personnel que nous connaissions bien ; aucun gradé, ni homme ne comprendrait un abandon de la position au moment où celle-ci allait enfin pouvoir servir et entrer en action;

- certains ajoutèrent que le repli était une faute politique aux yeux de la population alsacienne plus encore qu'une trahison envers la France, nous nous sentions solidaires de nos frontaliers qui constituaient 40 % de l'effectif de l'équipage;

- ayant envisagé des sorties et une défense extérieure active, nous dûmes reconnaître que nous n'en avions pas les moyens.

Au cours de son inspection, le Lt-Colonel SCHWARTZ constata la même résolution chez tous les défenseurs et il confirma dans la soirée l'ordre de rester sur le qui-vive et d'être prêts à tirer sans esprit de recul.

Les jours suivants furent assez calmes. Bien que peu audibles, les émissions de radio française faisaient l'objet de nos écoutes : leurs nouvelles concordaient avec celles de Radio-Stuttgart où le traître Ferdonnet parlait d'une voix claironnante, l'annonce des pourparlers d'armistice éveillait de malsains espoirs dans les coeurs faibles mais ne les écartait pas du devoir commun de résistance. Ferdonnet, ni la radio française n'avaient mentionné "l' appel de Londres du 18 juin". C'est l'Adjudant GRUAIS, notre chef des Transmissions, grand-maître en matière d'écoute, qui me l'apprit. J'ai aussitôt informé le Commandant REYNIER qu'un Général au nom bizarre groupait à Londres les Français voulant continuer le combat. Nous entrions ce même jour dans la tourmente des bombardements et des tirs et quelques-uns seulement surent que nous avions un frère d'armes sur terre étrangère, le nom du Général de Gaulle ne fut connu que plus tard.

Revenons au 14 juin pour apprécier la valeur de notre décision, il faut comprendre que nous ne pouvions prévoir ce jour-là l'allure rapide qu'allaient prendre les événements :

- la Lorraine et l'Alsace n'étaient pas séparées de l' "intérieur" par les panzer du Général GUDERIAN,

- la région Fortifiée de la Lauter n'était pas envahie par des éléments traversant le Rhin et les Vosges.

Nous aurions eu toute latitude pour remplir la mission retardatrice sans gloire conçue par une Grand Quartier Général peu agressif et peu réaliste, mais nous avons préféré résister et combattre. Si je rends compte ici du Conseil auquel j'ai participé, sachez que nos Chefs n'ont pas agi en isolés; je sais que notre Commandant d'Ouvrage se concertait par téléphone avec ses voisins :

- le Chef de Bataillon EXBRAYAT, commandant le Four-à-Chaux, lequel devait, en cours de bataille, prendre le commandement du Sous-Secteur de Langensoultzbach,

le Lt-Colonel MICONNET, commandant l'Ouvrage du Hochwald,

- à notre droite, le Commandant du Sous-Secteur de Soufflenheim.

Comme tous les camarades s'en souviennent, nous étions animés d'un même esprit d'ascendant sur nos assaillants (ils l'avouaient en juillet). Les six mille hommes du Secteur Fortifié de Haguenau fixèrent deux divisions allemandes d'un effectif cinq ou six fois supérieur, appuyées par une escadre de bombardiers en piqué et par les plus gros canons de la Wehrmacht. Ces moyens d'attaque donnèrent au Schoenenbourg le triste privilège de devenir l'Ouvrage le plus bombardé de la Ligne Maginot.

Notre résolution se manifesta sur le terrain. A l'armistice du 25 juin 1940, les Ouvrages et les Casemates hissèrent le drapeau français sur les superstructures bombardées, de Lembach à Fort-Louis. Il flotta jusqu'au 1er juillet, jour où, consternés et atterrés, nous dûmes remettre nos fortifications invaincues aux Allemands sur ordre du Gouvernement français.

P. STROH. 18 juin 1984


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