Le chantier de
l'ouvrage d'artillerie du Schoenenbourg
TEXTES EXTRAITS DU ROMAN "LE BLOC
3"
Roman écrit vers 1940 par M. Eugène LEIBENGUTH.
6 - L'ARRIVEE DE LA PELLETEUSE :
Hunspach jouit d'un spectacle inédit et mémorable. La pelle mécanique
destinée aux terrassements, arrivée en gare la veille, traverse le village
pour gagner le chantier. Précédée et flanquée des manœuvres qui avaient aidé
à la descendre de wagon, l'engin, dont aucun semblable n'avait encore
pénétré dans ce pays, s'avance en tanguant sur ses chenilles, parmi les
pétarades du moteur et l'élingue dressée au large. Les villageois le
contemplent avec respect et étonnement. -Tout le monde accoure sur le seuil des
portes, les ménagères jacassent et les gosses emboîtent le pas au cortège.
Un jeune gars revenu de la ville où il travaillait comme garçon-coiffeur,
regarde la machine en connaisseur et condescendant, fait une petite conférence
sur elle à des vieux, sortis de leurs étables et qui l'écoutent bouche bée.
Un attelage de vaches déambule de son pas paisible à travers le village. Au
moment où elles croisent l'engin, elles manifestent un certain énervement
devant la machine et inclinent leurs cornes pour l'attaque. Leur conducteur doit
sauter de voiture pour les empêcher d'engager un combat suicide.
Le mécanicien manie majestueusement ses leviers, en affichant pour la foule des
spectateurs, le dédain marqué du mahous d'un éléphant sacré des Indes pour
les adorateurs prosternés dans la poussière. Car seul à savoir manœuvrer la
machine, ce monsieur est pénétré de son importance et sait la souligner.
Où la mécanique est défaillante
Au chantier, atteint deux bonnes heures plus tard, il conduit de suite la
pelleteuse au front d'attaque des déblais. Tout l'état major de l'entreprise
s'assemble autour d'elle.
"Qu'est-ce que vous en dites à présent, Monsieur l'ingénieur. Avez-vous
vu comment je l'ai descendue du wagon ? Sans accroc. Ca va vous bouffer votre
terrassement comme un rien ce "truc" là. Et tout ce qu'il y a de plus
moderne, consommation insignifiante, résultats surprenants, que dis-je
éblouissants. A combien évaluez-vous vos déblais ? Quarante mille mètres
cubes ? Nous achèverons ça en deux mois, vous verrez. Une petite
démonstration vous en convaincra ; allez-y ", ordonne-t-il au mécanicien.
L'aide grimpe sur la machine. Le mécanicien remet son moteur en marche, le
laissant tourner un instant. Ensuite il s'attaque aux leviers qui se hérissent
devant son poste. Tout l'entourage attend les événements.
Ils se réduisent à l'enclenchement du levier, à quelques borborygmes du
moteur et à deux ou trois soubresauts inquiétants de la pelle avant qu'il ne
cale.
Sans se troubler, le mécanicien remet en marche. Hélas, après quelques
sifflements et crachements, aucune manœuvre ne parvient à arracher le moindre
mouvement au moteur.
"Que racontiez-vous donc d'économie de consommation ?" dit
l'ingénieur "Elle a déjà bouffé toute l'essence, votre pelle".
"Comment, mais c'est impossible : la panne vient sûrement d'autre
part."
Le mécanicien fourrage déjà dans les intestins de son engin, il vérifie le
réservoir : plus une goutte.
"Oh bonne mère, que ces constructeurs sont donc menteurs", s'exclame
le chef mécanicien. "Ne m'a-t-il pas juré qu'elle consommerait moins que
rien, cet oiseau-là. Mais je vais lui sonner les cloches moi".
"Le réservoir fuit peut-être." observe l'ingénieur, pas trop
convaincu de ce qu'il avance.
"Vous avez presque raison " intervient le mécanicien, une
canalisation est rompue, je vais réparer ça et demain elle marchera".
"L'honneur du constructeur est donc sauf. Ainsi à demain".
Mais une fois que ça marche, ça marche !
Le mécanicien a tenu parole : quand l'ingénieur s'engage le lendemain sur le
chemin du chantier, il peut voir de loin la pelle en action en même temps qu'il
perçoit les halètements du moteur coupé à intervalles égaux par le
claquement sec de la trappe de la benne. En hâte il y court.
Arc-boutée sur ses chenilles, la machine s'attaque aux terres. La benne,
entraînée par le moteur qui s essouffle court le long de l'élingue abaissée
à ras de terre. Ses dents mordent le lœss, de couleur ocre, la terre grasse
aux récoltes fameuses. Elle semble vouloir se défendre contre l'attaque et ne
se fissure sous la poussée que comme à regret. Des mottes tombent, se
détachent des racines qui pendent lamentablement. Tout un bloc de glèbe,
séparé de sa base, est englouti par la benne vorace et victorieuse. Alors le
mécanicien relevant l'élingue, la fait tourner, tandis que la benne achève sa
course.
Un camion attend sur le bord de la fouille. Ouverte d'un coup de levier, la
benne s'y déverse puis, libéré de sa charge, l'engin se remet allégrement à
la besogne. Son chargement achevé, le camion s'en va le vider à quelque cent
mètres de là, un autre vient prendre sa place. Inlassable la pelle poursuit
son travail et cet ensemble savant d'engrenages, de poulies et de leviers eut
vite fini de décaper les terres dans l'emprise de son élingue. Le conducteur
la fait avancer docile à la pression du levier, elle se déplace avec la
dignité d'une tortue monstrueuse au cou démesuré. Ses chenilles impriment de
larges ornières dans le sol vierge qu'aucun soc de charrue n'avait encore
sillonné.