Un soldat allemand raconte


Janvier 1945, combats autour de la casemate Esch :

Que ne m'étais-je imaginé en 1944, alors que je travaillais dans la construction aéronautique, au sein des Messerschmitt-Flugzeugwerke ? On y construisait les premiers avions à réaction du type 262 dans l'usine de Laupheim, dans le Wurtemberg. Mes projets d'avenir prirent fin en juin 1944, lors de la destruction de l'usine par un bombardement aérien. Dès ce moment, j’entrevis ce que le mot "guerre" pouvait signifier dans toute son étendue.

Lors de l'incorporation de la classe 1925, mais aussi de classes plus jeunes, on m'affecta au Schwäbische Traditions-Regiment 119 pour y faire mon instruction militaire. Après six semaines de formation à Reutlingen, on me déplaça à Grafenwöhr où, sous le commandement du capitaine von Rosenberg, le bataillon 119 était en train d'être constitué. Je fus affecté à la 6ème compagnie, commandée par le capitaine Ernst, et dont le lieutenant Ritter von Molo était un des chefs de section.

La suite se déroula dans la plus grande précipitation. Le jour de Noël 1944, nous fûmes embarqués dans un train qui nous conduisit via Nuremberg, Mergentheim, Pirmasens, à destination de Germersheim. Avec nos véhicules, nous nous dirigeâmes vers Zweibrücken, où l'on fit halte dans un bois. Le 7 janvier 1945, nous traversions Bergzabern pour prendre position au sud de Wissembourg. Notre bataillon faisait partie de la 25ème Panzer Grenadier Division, qui avait pour mission d'attaquer les troupes américaines qui s'étaient repliées sur la Ligne Maginot, dans le secteur de Hatten-Rittershoffen.

Dans la soirée du 7 janvier, les commandants de compagnie rassemblés dans un restaurant de Niederroedern, par le capitaine von Rosenberg, reçurent leurs instructions. Notre bataillon fut chargé de réduire les casemates de la Ligne Maginot, à environ 800 mètres au sud-est de Hatten; d'en déloger l'ennemi, et de là, d'entamer l'occupation de la localité.

A travers le bois de Hatten, la compagnie se dirigea vers les différents objectifs qu'on lui avait assignés. Aux ordres du lieutenant Volk, la 6ème et la 7ème compagnie progressaient à droite de la route Hatten-Seltz, tandis que la 5ème (Lt Otto) et la 8ème (Lt Hahn) progressaient du côté gauche. Il n'était pas facile de creuser les trous individuels car le sol était gelé. Vers 23 h, une section d'assaut commandée par le lieutenant Ritter von Molo nous dépassa. Elle avait pour mission de s'emparer d'une casemate située non loin de la maison forestière (la casemate Esch). C'était une nuit de pleine lune, et il faisait très froid. Nous restions immobiles dans nos tranchées, transis par le froid, jusqu'au petit matin. Non sans quelque appréhension, car se préparait là notre premier engagement.

Le 9 janvier, vers 5 h du matin, arriva l'ordre d'attaquer. Nous quittâmes le bois pour nous engager en terrain plus dégagé. Entre-temps, les Américains avaient entamé un tir d'artillerie sur le site où nous progressions. Ce fut un diabolique feu d'artifice qui nous accueillit. Nous progressions très lentement, car il fallait s'aplatir à tout moment. Dès les premières minutes, nous eûmes à déplorer les premiers blessés et même des tués. A hauteur du cimetière juif, notre progression s'arrêta, le déluge de feu de l'artillerie américaine rendant toute avance impossible. Des obus éclairants illuminaient régulièrement le champ de bataille, et nous apercevions à environ.280 mètres, les contours de la casemate Esch qui venait d'être enlevée par les hommes du Lt von Molo. On nous rapporta ultérieurement cet événement, ainsi que le fait que le Lt. von Molo avait été blessé au cours de cet assaut.

Entre-temps, le jour se leva et nous aperçûmes à environ 800 mètres, la localité de Hatten. Il devait être approximativement 10 heures, quand un grondement sourd se fit entendre du côté du bois de Hatten, d'où sortirent des canons d'assaut chenillés allemands. Immédiatement, ceux-ci furent pris à partie par des canons antichars ennemis, et durent reculer à l'abri du bois, avec de lourdes pertes. Une seconde tentative, appuyée par l'infanterie d'assaut, échoua de même manière sous le feu de barrage des Américains. Ces derniers tentaient, par la même occasion, de reprendre possession des casemates, sans toutefois y réussir. C'est ainsi que nous restions cloués sur nos positions, sans pouvoir avancer, jusqu'à la tombée de la nuit.

Pour pouvoir évacuer les morts et les blessés, le capitaine Ernst désigna un commando chargé d'effectuer cette tâche peu agréable. Nous apprîmes par ce dernier que les pertes de la compagnie s'élevaient à 54 blessés et 9 tués, ces derniers étant la plupart des chefs de sections et de groupes. Dès l'apparition de l'obscurité, la compagnie se mit en route, longeant la maison forestière Esch jusqu'au cimetière du village. Là, les hommes creusèrent leur trou individuel, ainsi que des emplacements pour mitrailleuses. Nombre d'entre eux s'abritèrent dans le fossé bordant la chaussée, ainsi qu'à l'abri des buissons qui poussaient au bord du fossé.

La section de commandement occupa la casemate Esch, pour l'aménager en P.C. de compagnie. Les hommes des transmissions installèrent une ligne téléphonique entre la casemate et le P.C. de bataillon, dans la forêt de Hatten, où les pionniers avaient creusé des abris recouverts de troncs d'arbres, juste à côté de la route de Seltz. Mon travail de transmetteur était de maintenir le contact entre la compagnie et le bataillon, de jour comme de nuit. Au cas où la liaison serait interrompue du fait de l'ennemi, il fallait soi-même acheminer les messages. L'exécution de cette mission ressemblait le plus souvent à un commando pour le paradis. Courbé en deux, quelquefois rampant dans les fossés, je parcourais la distance jusqu'au P.C. du bataillon, pour ensuite revenir à mon point de départ. Le seul endroit où je pouvais souffler quelque peu était l'abri que m'offrait le mur du cimetière juif; car les Américains qui étaient retranchés dans le bois de Rittershoffen n'étaient pas en mesure d'observer cette portion de terrain.

Toute l'étendue entre Hatten et notre casemate subissait un incessant déluge d'obus d'artillerie et de mortiers, où se rajoutaient les projectiles des chasseurs-bombardiers. La localité de Hatten fut bombardée par les Américains avec nombre d'obus au phosphore; elle sera complètement détruite. Les Américains essayèrent de reprendre la Ligne Maginot à plusieurs reprises, mais ils échouèrent chaque fois. Nos blessés étaient soignés par notre caporal-infirmier, à l'intérieur de la casemate, ainsi que quelques civils qui avaient fui le village en flammes. Notre infirmier Weyers les soignait sur place, jusqu'au moment où à la faveur de l'obscurité, on pouvait les évacuer vers un centre de soins plus important, établi dans l'école de Niederroedern.

Dans la matinée du 17 janvier, un intense bruit de moteurs se fit entendre du côté du bois de Rittershoffen. Aussitôt, je grimpai à l'échelle métallique menant en haut de la cloche blindée, où se trouvaient plusieurs embrasures pour l'observation. Dans la lumière du matin, je reconnus distinctement sept blindés Sherman qui débouchaient de la forêt pour se diriger droit sur nos positions. L'alerte fut transmise immédiatement à toutes les unités, mais c'est la 6ème compagnie qui se trouvait être la plus menacée, étant directement sur la trajectoire des chars. Le capitaine Ernst ordonna aux hommes de la compagnie de commandement de rassembler les lance-roquettes antichars et de le suivre.

Notre casemate subit de la part des chars un tel tir de mitrailleuses et de canons de 76 mm qu'il était impossible de quitter l'ouvrage sans passer par un fossé large de 1 m et profond de 2 m qui s'étendait de part et d'autre de la porte blindée (le fossé diamant). Armé d'un pistolet-mitrailleur et de deux lance-roquettes, je n'eus d'autre ressource que de sauter également dans ce fossé. Par malheur, celui-ci était rempli d'eau à mi-hauteur. Il fallut attendre le moment propice pour quitter le fossé, et traverser le terre-plein pour rejoindre les positions de la compagnie. 


La porte de la casemate Esch

Arrivé sur place, le capitaine Ernst s'informa de la situation présente auprès des transmetteurs qui s'abritaient dans un trou, avec leur appareil de type Dora. Muni d'un lance-roquettes que je venais de lui passer, le capitaine grimpa sur le talus bordant la route, où poussaient quelques buissons. Il se mit en position de tir, mais il fut presque aussitôt atteint par une rafale de mitrailleuse. Mortellement touché, celui-ci dégringola dans le fossé.

Les transmetteurs répercutèrent aussitôt la nouvelle auprès du commandant du bataillon. La réponse fut brève : le sous-lieutenant Jenewein prendra immédiatement le commandement de la compagnie. Ma mission fut donc d'en informer personnellement cet officier. Heureusement que, durant notre périple nocturne, le lieutenant Ernst m'avait informé de la localisation du sous-lieutenant Jenewein, que je pourrai trouver dans un abri à l'est du dispositif de la compagnie, à proximité du cimetière de Hatten.

Courbé ou rampant dans le fossé, je progressai dans cette direction. Je craignais par-dessus tout d'être rattrapé par les chars dont le bruit des chenilles se rapprochait, et qui pouvaient à tout moment franchir la route et me passer sur le corps. Par prudence j'avais emporté deux lance-roquettes. Arrivé à l'abri du sous-lieutenant Jenewein, je l'informai de la situation. Celui-ci m'emprunta sans tarder un des deux lance-roquettes, tandis que le sous-officier Klose s'empara du second. Chacun mit en joue un des chars qui progressaient parallèlement à la route, à environ 40 mètres. Les deux tireurs touchèrent leur but, mettant hors d'état deux des monstres. Alors que les cinq autres chars faisaient feu de tous leurs tubes, Jenewein voulut tenter une seconde fois sa chance... à condition de disposer d'un second lance-roquettes, que je ne pus bien entendu pas lui fournir puisque je n'en avais emporté que deux. Dans un mouvement de colère, il me réprimanda pour n'avoir emporté que deux de ces armes. Je suis persuadé que ce bouillant officier me doit la vie, car il aurait certainement été abattu par les autres blindés.

Les chars firent demi-tour et reprirent le chemin de leur base de départ. Au passage, ils embarquèrent les occupants des deux blindés qui avaient été détruits. Le plan américain avait échoué, le succès en revenait à notre 6ème compagnie. La vengeance ne se fit pas attendre longtemps, les Américains firent feu, de longues heures durant, de tous leurs tubes. De nombreux obus de mortiers vinrent s'abattre sur nos positions. Les chasseurs-bombardiers surgirent brusquement du ciel et y ajoutèrent leur part de mitraille. Il ne nous restait plus qu'à enfouir notre tête dans la neige. Le sous-officier Klose, qui avait abattu un des chars, fut blessé au cours de cette action par un éclat qui se ficha dans son épaule droite. Cette blessure, qui nous paraissait bénigne, devait coûter ultérieurement la vie à cet homme.

A l'aube du 19 janvier, notre casemate fut subitement prise sous un déluge d'obus. Coup après coup, ceux-ci explosaient au contact de la façade donnant sur la route. Il m'apparut à l'évidence que ce n'étaient pas des projectiles d'artillerie. De la coupole d'observation, je vis deux Sherman en position à l'orée du bois de Rittershoffen, non loin de la route menant de la maison forestière à Koenigsbruck. Leurs canons de 76 mm nous envoyaient leurs projectiles en tir tendu, d'une distance d'environ 800 m. Des blocs de béton étaient arrachés de la façade, pourtant épaisse de 1,50 m. Il m'a été rapporté que ces dégradations sont encore visibles aujourd'hui.




Les traces des tirs des deux Sherman

Notre commandant de compagnie, le sous-lieutenant Jenewein, saisit alors les écouteurs du téléphone de campagne et cria dans le micro: "Ne remarquez-vous donc pas les tirs que subit notre poste de commandement ? Faites cesser cette canonnade, mettez en action nos pièces antichars et descendez-moi ces blindés". Il me semblait que les vociférations émises avec un fort accent souabe par notre commandant de compagnie étaient au moins aussi fortes que les explosions contre la façade.

Les équipages de chars devaient se douter que leurs tirs ne pouvaient percer la façade. Leur but était certainement de toucher les créneaux d'observation des cloches (ce qui à l'heure actuelle nous paraît inexact, faute de quoi ils devaient être de piètres tireurs) car ils supposaient sans doute qu'un observatoire d'artillerie y était installé. Enfin, cette désagréable canonnade s'arrêta, nous pouvions respirer; en fait, nous n'étions pas du tout sûrs que la façade ne serait pas éventrée par les tirs. Étaient-ce nos canons antichars ou l'épuisement des munitions américaines qui avaient mis fin aux tirs? Peu importe, l'essentiel est que ce feu infernal se soit arrêté.

Le 20 janvier, les combats autour de Hatten prirent fin. Les Américains avaient battu en retraite discrètement, sans que nous l'ayons remarqué, pour se mettre en position sur le cours de la rivière Moder, à l'ouest de Haguenau. Notre division reçut l'ordre de poursuivre les Américains et de les attaquer dans leurs nouvelles positions. Une tête de pont sera formée sur l'autre rive de la Moder, près de Neubourg. A nouveau notre 6ème compagnie fera partie des unités qui franchiront ce cours d'eau dans la nuit du 24 janvier, pour prendre position dans la forêt d'Ohlungen, renforçant ainsi la tête de pont tenue par le régiment 119. S'ensuivirent deux jours d'intenses combats, où nous subîmes de fortes pertes en tués, blessés ou disparus.

Dans la nuit du 26 au 27 janvier, nous dûmes évacuer la tête de pont car notre division fut engagée en toute hâte sur le front Est. La dernière phase de la guerre devint de plus en plus perceptible, les Russes étant arrivés sur le fleuve Oder, à environ 80 kilomètres de Berlin. Les jours suivants n'eurent rien à envier; sur le plan des combats, à ceux vécus en Alsace. Le 7 février à Gross-Neuendorf je n'oublierai jamais cette date ni ce lieu - à quelques kilomètres au nord de Kustrin, s'écroula, pour moi, caporal Hans Weiss, un monde dans lequel j'avais mis beaucoup d'espérance. Je sais que d'innombrables autres personnes subirent un sort analogue, c'est pourquoi je ne veux pas m'apitoyer sur le mien.

Écrit par Hans Weiss, né le 28 mars 1925.

Blessé grièvement et ayant perdu la vue à l'âge de 19 ans.

Citation de l'auteur : "Si j'ai, après ces années, décrit une partie de la bataille de Hatten- Rittershoffen, ce n'est pas pour parler du temps passé, mais plutôt pour exhorter les jeunes générations à s'engager pour la paix et la réconciliation".

Traduction : J.-L Burtscher 1996.



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