Carnet du Sous-lieutenant TROMP
Chef de casemate au blockhaus " GUNSTHAL FERME "

13 Juin 6h du matin : Convocation au PC du colonel au sud de Langensoultzbach. Le colonel Renard, en pyjama et capote Est affalé dans un fauteuil. C'est le capitaine Remaux, son adjoint qui nous informe de la situation : "Le régiment va se replier dans la nuit du 13 au 14, pour essayer d'atteindre le plateau de Langres. Morosolli, Mouhot et Tromp resteront pour protéger le repli (Un cordon de 200 hommes pour un front de 10 à 12 Km). Vous recevrez, peut-être, ultérieurement un ordre de repli. Vous êtes les sacrifiés…. mais il y en a toujours. Bonne chance". Le colonel à tout juste la force de répondre à notre salut, d'un vague geste de la main. 

Nous remontons à nos positions. Des avions d'observation allemands survolent le secteur à basse altitude. Eux sont déjà renseignés. Pendant toute la journée il y a des préparatifs de départ. Mécontentement parmi ceux qui partent "quitter les positions et abris auxquels ils ont travaillé depuis 9 mois". Inquiétude aussi "Pourquoi partons-nous ?- Où allons-nous ? ". Enervement parmi les miens : "Pourquoi restons-nous ? - Qu'allons nous faire tout seuls ?". 

Le soir, coups de feu devant nous. Les avant-postes sont accrochés dans leur repli. Ils arrivent quand même à passer. Je dîne une dernière fois avec le capitaine Muller, de Rimelfing, et nous vidons la bouteille d'Armagnac 89 qui devait arroser la descente du premier Boche. Entre 23 et 24 heures le régiment décroche. Tout se passe sans incidents.

14 Juin : Je fais un tour dans le secteur derrière moi. Il reste les 2/3 de l'armement, même proportion pour les munitions, tout le matériel de secteur, 2 dépôts d'habillement (Tous mes hommes seront habillés à neuf et il en restera encore). Je fais amener dans mon blockhaus et dans l'abri ce qui peut nous servir : 50.000 cartouches, 800 boîtes de " singe ", 4 caisses de biscuits de guerre, 50 litres d'huile, une trentaine de Kg de graisse (pur porc), des pommes de terre, des oignons, des lentilles, des petits pois, du riz, du café, du vin, des sardines, des fruits confits. Le blockhaus et l'abri sont bondés. 

Ca rassure un peu les hommes quant à l'approvisionnement. Le 14 au soir, bombardement au 150. Une trentaine de coups très bien réglés. (Nous saurons d'ailleurs plus tard que les pièces étaient installées au sommet du Gunsberg juste devant nous.). Nous entendons des bruits de camions, des coups de hache dans le bois devant nous. Ils sont en train d'ouvrir des routes à travers la forêt. 

15 Juin : Même programme. Je place des grenades dans les barbelés, sous les chevaux de frise, dans les abris et dans les caisses de munitions de 8 mm. (Il suffit de soulever le couvercle et tout saute.) Les hommes comblent les tranchées. (Il y avaient travaillé pendant tout l'hiver). A 11h et à 17 heures : Bombardement. Des barbelés sont arrachés, des arbres fracassés derrière nous. C'est tout et ce sera ainsi tous les jours. 

16 Juin à 11 heures : Trentaine de coups d'artillerie. Puis par haut-parleur très puissant on nous a crié en français : " Français rendez-vous ou nous vous torpillerons et nous vous minerons. Mort à vos officiers ". Cet " encouragement " Est répété 2 ou 3 fois. Les hommes sont furieux. A la casemate voisine 2 Boches qui sortent du bois en rampant sont accueillis à coups de mitrailleuse. Blessés ou morts ils sont retirés à l'aide des  cordes auxquelles ils étaient attachés. Voyant que leurs appels n'ont servi à rien, ils se retirent après nous avoir encouragé une dernière fois à la reddition.

17 Juin : Rien de spécial. Bombardements aux heures prévues.

18 Juin Idem. : Le soir nous apprenons que Pétain a pris le pouvoir et qu'il va négocier. " Nos soldats ne combattent plus que pour l'honneur du drapeau ". Consternation et même abattement chez les hommes. " Pourquoi sommes nous encore là ; il n'y a qu'à se replier ". Je les calme en leur disant que l'ordre de repli ne va plus tarder. En effet un message arrive. " Le GQG ordonne de tenir coûte que coûte ". Ce n'est pas tout à fait ce qu'on attendait, mais tout le monde rit de cette idiotie. (Tenir avec une densité inférieure à 20 hommes par km de front). 

D'ailleurs nous avons su par la suite que ce message ne venait pas du tout du GQG mais du Capitaine Exbrayat, de l'ouvrage du Four à Chaux. De nombreux appels téléphoniques, nous demandant qui nous sommes, nous demandant de nous rendre, nous parviennent. Ce sont les Boches installés derrière nous aux boites de coupure. La réponse Est chaque fois celle de Cambronne.

19 Juin : A 6 heures, je suis encore couché (depuis 3h.), le quart de piquet prépare le jus, voilà que le bombardement commence. Je me lève, enfile ma salopette bleue et je grimpe dans la cloche. Vincent (de Paris) Est de veille. Nous regardons tous les deux, à travers les épiscopes, les obus qui éclatent à quelques mètres de nous. Le souffle nous fait mal aux yeux, mais il n'y a aucun danger, 3 obus tombent sur la casemate. Résultat : 5 cm de béton sont enlevés et, en bas, quelques boîtes de "singe" dégringolent. Les hommes sont calmes. Ils se sentent vraiment en sécurité. Cela dure 5 ou 10 minutes. Le bombardement cesse. 

Puis tout à coup : vrombissements de moteurs, bruits de sirènes. Ce sont les avions de bombardement en piqué : les " Stukas " (Sturzkampfflieger). Un miaulement, un bruit sourd, puis une formidable explosion, la casemate oscille, dans la chambre de tirs une véritable pluie de boîtes qui tombent et qui roulent de tous côtés, dans la cloche, il fait sombre, la terre a bouché toutes les arrivées de lumière, mon homme de garde dévale l'échelle à toute allure . 

C'est une bombe qui vient de tomber à quelques mètres de la casemate. Cela se reproduira 7 ou 8 fois. Puis silence. J'enlève les épiscopes pour ôter la terre qui entoure la cloche. Le bombardement reprend. Un obus tombe sur la casemate et déblaie les 5 épiscopes et le périscope. 

Je vois à nouveau clair, rien n'est brisé. Le bombardement continue. Je fais monter le Sgt-chef Moinard et je descends pour me rendre compte de l'état de la chambre de tir. Des boîtes traînent à terre. 2 lézardes, ou plutôt 2 fêlures dans la paroi, l'une à coté du créneau du jumelage, l'autre à coté de la porte. Il nous faut remonter l'angle au niveau du jumelage de 35 mm pour avoir notre mission principale. La casemate s'est donc affaissée vers l'avant de 35 mm. Les hommes sont consternés par la puissance de ces bombes. 

Quelques uns écoutent et à chaque instant disent " Les voilà qui reviennent ". Ce ne sont pourtant que les 150. D'ailleurs la plupart des hommes conservent leur sang-froid. Tout à coup, le sgt-chef Moinard crie " Les voilà ". Je monte dans la cloche. Les Boches sortent en effet du bois à 120 mètres devant nous. C'est justement un angle mort pour nos jumelages. En même temps il y en a qui essaient de passer à notre droite. 

Je tire avec le FM sur le premier qui se présente au réseau. Il ne se relèvera plus. Mais de tous cotés on tire sur nos créneaux. Les éclats de balles passent entre les épiscopes et les créneaux. Moinard reçoit un éclat dans l'avant-bras. Je le fais descendre. Brunet le remplace. J'ai quelques petits éclats dans l'épaule gauche. Ce n'est pas grave, mais c'est très douloureux à cause de la température de ces éclats (au rouge). Brunet Est blessé aussi. Par la trappe sous moi, Chauffier me passe des boîtes-chargeurs. 

Je me baisse pour les prendre ; au même moment une balle passe par la fenêtre de visée et vient s'écraser contre la paroi derrière moi. Chauffier vient remplacer Brunet. Je ferme la fenêtre de visée, ne laissant qu'une fente et je continue à tirer. Les balles arrivent toujours sur notre FM. Je reçois de petits éclats dans la figure et dans l'avant-bras gauche. Tout à coup, choc au FM, la boîte-chargeur saute, les gaz s'échappent à l'arrière. Sans doute une balle a-t-elle frappé la bouche du canon. La culasse Est bloquée. Le FM Est inutilisable. Nous essayons de le réparer. A ce moment, bruit sourd sur la paroi de la cloche, puis un épiscope Est arraché et vole sur la paroi opposée. C'est un 37 qui tire sur nous. 

Chauffier a été légèrement frôlé. Il a des douleurs au bas de la colonne vertébrale. Il veut descendre l'échelle, ne peut se soutenir et tombe. Il n'y a plus rien à faire dans la cloche. Je descends. Tout cela a duré à peine 5 minutes. Le bas de la cloche Est bouché à l'aide d'une caisse de boîtes de conserves, d'une cuve à cartouches, de ma cantine, de la porte des latrines. Des matelas calent le tout. Ainsi nous ne serons pas touchés par les grenades que les Allemands sont déjà en train de nous lancer du dessus. 

Pendant ce temps, aucun Boche ne s'est présenté dans le champ de tirs de notre jumelage. Tout à coup ils débouchent à gauche de la ferme et montent à l'assaut en hurlant. Une bonne rafale (les 2 mitrailleuses ensemble) en sème quelques-uns uns ; les autres se planquent. Le 37 tire sur notre jumelage. Je le fais relever à sa position maxima. Ainsi il est protégé par le pare-éclats de la casemate. Les obus viennent s'écraser juste sous la bouche de nos canons de mitrailleuses. Au bout d'un moment, le 37 se tait, il pense avoir neutralisé nos mitrailleuses. Les Allemands se relèvent peu à peu. 

Nos mitrailleuses, en position de tir depuis la cessation du tir du 37, se remettent à faucher dès que la vague d'assaut se remet en mouvement. Arrêt, tir du 37, relèvement de la mitrailleuse comme précédemment. 5 ou 6 assauts se succèdent ainsi, sans résultat, si ce n'est le nombre de cadavres qui doivent traîner sur le sol. Vers 2h ou 2h30 nouvel assaut. Même mécanisme, mais le 37 tire en même temps que les troupes progressent. 

Un obus frappe nos mitrailleuses. La lunette est également brisée. Nous ne voyons plus rien de ce côté et nous ne pouvons plu tirer Restent le FM de défense rapprochée et la goulotte à grenades. Mon ordonnance, Meillot de Montreuil, Est au FM. A un certain moment un Allemand descend rapidement, de derrière la casemate, passe devant ce FM pour poser une charge d'explosif (2 blocs d'environ 5 kg) devant la porte. Le tireur l'aperçoit à temps et lui tire à bout portant une boîte-chargeur dans la tête. 

Le Boche n'a pas eu le temps de faire exploser sa charge, mais le FM Est repéré et le 37 tire sur ce créneau. Meillot tombe, frappé brutalement à la tête par la crosse du FM. Un obus étant arrivé directement sur le FM, nous continuons à défendre l'accès de la porte en lançant des grenades. Bientôt elles sont épuisées. Par la lucarne de la porte, à l'aide du revolver, nous surveillons la charge de dynamite. Bientôt un Allemand arrive en rampant pour faire sauter l'explosif. Je l'abats de 2 coups de revolver. 

Ils se remettent à tirer, puis font un assaut. Nous n'avons plus de munitions de revolvers, les dernières ayant servi à détruire vin, alcool, conserves. Les Allemands nous somment de nous rendre ou ils nous feront sauter. Sur les insistances de certains hommes, mariés, pères de famille, nous nous rendons. Les Boches sont obligés d'enlever la terre devant la porte et leurs morts pour que nous puissions ouvrir. 

Nous sortons tous les 12. Faces congestionnées, bleuies, bouches baveuses de nos assaillants. Mitraillettes braquées sur nous, ils nous traitent d'assassins, de salauds et de tous les noms … On nous aligne contre le mur. Le lieutenant parle un peu le français. Il demande l'officier. Je sors. Il me demande si nous ne sommes pas plus. "Non" - "Et vos morts ?" - "Aucun". Alors se détournant vers ses hommes: "Und wir haben 30 Tote in einer Kompagnie" (Et nous avons 30 morts pour une compagnie). 

Puis il fait sortir les alsaciens. Schneider et Ernewein avancent, assurant qu'ils n'ont pas tiré (C'est malheureusement vrai). Puis, pour me venir en aide, ils disent au lieutenant que je suis Lorrain. Alors celui-ci commence à me " causer " en Allemand. "Und sie wollen Volksdeutscher werden ! Sie Schweinehund . Ich schiesse sie nieder wie ein Hund". (Il me promène son revolver devant la figure). Il continue dans le même ton pendant un moment ". 

"D'ailleurs, je ne sais pas ce qui me retient, car vous avez abattu un de nos infirmiers". A ce moment survient un capitaine qui lui dit "Ne faites pas de sottises avec votre revolver". Il lui réplique "Dieser Schweinehund ist ein Lothringer !". Le capitaine "laissez le, il n'a fait que son devoir". Le lieutenant semble un peu calmé et passe à la visite du blockhaus. Nouvelle crise en voyant que tout Est détruit . Nous partons. Il veut me faire porter un des morts. Je discute et le capitaine s'y oppose. On nous mène dans le bois en face. Je leur assure, qu'à ma connaissance, rien n'est miné !

Ils avancent dans la forêt. Une grenade saute. Un alsacien "C'est peut-être une des grenades que le lieutenant a posé". Un des autres soldats lui envoie une bourrade dans les côtes. Heureusement que les Boches n'ont rien entendu. Vers minuit nous partons à Niedersteinbach. Là, on nous promet du ravitaillement à Obersteinbach. Rien. Nous retournons à Niedersteinbach et nous couchons dans une chambre d'hôtel à 30 sur le parquet. A 6h, nous partons pour Bergzabern où je retrouve mon capitaine et les autres lieutenants . 

On me croyait déjà mort.  Du ravitaillement, nous en aurons le soir du 3ème jour grâce à l'amabilité d'un sous-officier Autrichien. Il nous permettra aussi de nous laver. De là, prison civile de Bergzabern. Chacun dans une cellule. Puis départ pour Ludwigsburg. Plusieurs fois de suite, on nous menace de nous fusiller. A Ludwigsburg, nous logeons à l'infirmerie dans une chambre d'où l'on vient d'expulser pouilleux, galeux etc.

Le lendemain départ pour Weinsberg, le camp définitif.



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