Deux prisonniers indiens cachés

dans la Ligne Maginot (2)

Une enquête qui mène … au Schoenenbourg

En 2008, une habitante de Nottingham (Grande-Bretagne) faisait parvenir au Cercle d'histoire de l'Outre-Forêt le récit d'un soldat indien prisonnier des Allemands, évadé en compagnie d'un compatriote avec l'aide d'un ouvrier d'entretien de la ligne Maginot et caché pendant trois mois dans un ouvrage important du nord de l'Alsace.

Nous avions alors publié cette rocambolesque histoire parmi nos bénévoles, tout en nous interrogeant sur l'endroit où avaient été cachés les deux hommes. Nous avions, à ce moment, privilégié l'ouvrage du Hochwald.

En même temps, ce récit fit l'objet d'une parution dans la revue d'histoire de l'Outre-Forêt, ce qui amena MM. Louis Philippe Saint Julien et Charles Urlacher à puiser dans leurs souvenirs qu'ils rapportèrent dans les n° 144 et 145 de cette revue. Le contexte de cette histoire commençait donc à s'étoffer, mais il restait toutefois une inconnue : où, dans quel fort étaient cachés les deux hommes en attendant leur délivrance en décembre 1944 ?

A notre tour de mener l'enquête

 

Les camps de prisonniers indiens

Jusqu'à présent, aucune recherche ou aucun document connu n'a pu faire apparaître en Allemagne ou dans les pays occupés, une liste des camps où les nazis avaient rassemblé des prisonniers de guerre indiens ayant combattu au sein des troupes britanniques. Mais nous savons, par le récit de M. Dab, que ces prisonniers avaient été groupés à Annaburg dans un camp de travailleurs forcés.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le camp d'Annaburg, situé près de 35 km au sud-est de Wittenberg dans le Land de Saxe Anhalt, fut le lieu d'internement principal des prisonniers de guerre indiens. C'est d'ailleurs parmi ces derniers que la Wehrmacht recruta des volontaires pour former la Légion indienne amenée à être engagée aux côtés de l'armée allemande.

Les Allemands mirent au travail la plupart des prisonniers de guerre. 95% de ces prisonniers furent immédiatement transférés des Stalags dans 82.000 commandos de travail dans l´industrie, l´agriculture ou l´artisanat. Ces commandos avaient eux-mêmes, la plupart du temps, leurs propres camps à partir desquels étaient mis en oeuvre des commandos mobiles.

 

En Alsace du Nord

La présence de prisonniers indiens en Alsace est établie dès 1940 au sein du Frontstalag 210 de Strasbourg. Créé dès juillet 1940, ce centre de rassemblement de prisonniers de guerre est alors installé dans plusieurs des multiples casernes alors vides de la ville (casernes Vauban, Girodon, Stirn, Baratier, Bataille et Grand d'Esnond). Un soldat indien

sous uniforme britannique est ainsi photographié dans la cour d'un des casernements du vaste complexe militaire de l'Esplanade.

La mise en oeuvre de camps de prisonniers indiens en Alsace du Nord semble plus tardive. On peut penser qu'un afflux plus massif de ce type de prisonniers dû aux revers de l'armée britannique en Lybie ait généré la création de camps autres qu'Annaburg.

Pour l'Outre-Forêt, M. Saint Julien nous situe incontestablement celui de Steinseltz.

Charles Urlacher se souvient également d'un camp visible dans la descente du col du Pfaffenschlick en direction du camp militaire de Drachenbronn. Là, était installé en 1939 un dépôt de munitions destiné au ravitaillement des unités d'intervalle de la ligne Maginot.

Après la guerre, cet ancien dépôt avait été reconverti pour abriter la section de protection des installations de détection radar et d'émetteurs-récepteurs hertziens de la base aérienne 901, avec son chenil et ses maîtres-chiens.

A Hunspach, le casernement principal de troupe du camp de sûreté de la ligne Maginot appelé "de Schoenenbourg", logea également une partie des prisonniers indiens internés en Alsace du Nord. L'actuelle propriétaire des lieux rapporta avoir trouvé dans les combles de la grande bâtisse des inscriptions en langue Ourdoue, une des langues couramment utilisée dans une partie de l'Inde. Achevé juste avant l'entrée en guerre, le casernement de troupe n'avait jamais connu d'occupation permanente et le bâtiment n'avait pas encore été doté de toutes ses finitions. Ceci était néanmoins suffisant pour que l'on puisse y parquer des prisonniers. Ces derniers étaient même quelque peu favorisés car étant les seuls à loger dans un bâtiment en dur, ceux de Drachenbronn et de Steinseltz l'étant dans des baraques en bois.

 

Les prisonniers indiens au travail

M. Sahib Dab rapporte que "les soldats allemands avaient l'habitude de diviser les prisonniers en groupes de vingt-cinq hommes et chaque jour,ils emmenaient chaque groupe à un endroit différent pour effectuer des tâches différentes. Tous les matins, trois soldats allemands emmenaient notre groupe en forêt pour couper du bois et le soir ils nous ramenaient au camp. La forêt où nous avions l'habitude de travailler était si dense qu'on n'y voyait pas à plus de cinquante mètres". Bigre, les forêts de l'Alsace du Nord étaient-elles si touffues en 1944 pour avoir impressionné notre Indien ou bien étaient-elle si différentes des forêts de son pays ?

Difficile de situer la forêt ou travaillait l'équipe de M. Dab, le massif du Hochwald étant entièrement boisé et plusieurs bois garnissent son piémont, sans oublier celui proche de Schoenenbourg. Une de ces équipes était active sur le versant Ouest du massif, d'après le témoignage de M. Urlacher dont la maman avait rapporté un tissu où était brodé un petit éléphant, un cadeau offert par des prisonniers indiens en échange de victuailles. Il semble probable que ces travailleurs prisonniers provenaient du proche camp de baraques de Drachenbronn.

Remarquons au passage que l'encadrement des prisonniers au travail devait être assez lâche pour que de tels échanges, intolérables dans d'autres camps, aient pu avoir lieu. Sans

doute les soldats allemands étaient-ils des hommes plutôt âgés ou plus très valides, les hommes plus jeunes étant au front, certainement pas des fanatiques nazis,

Mais il arrivait que l'une ou l'autre équipe ait été transportée par camion. M. Urlacher a bien relevé que ce mode de déplacement devait être exceptionnel, le carburant étant une denrée précieuse réservée en priorité aux troupes combattantes. Ce dernier nous cite également l'épisode de l'accident où deux prisonniers indiens perdirent la vie lors d'un transport par camion à proximité du col du Pfaffenschlick. Le fait que les deux accidentés aient été enterrés au cimetière de Schoenenbourg pourrait indiquer qu'il s'agirait de prisonniers logés au casernement de Schoenenbourg.

Dans son récit, Sahib Dab nous livre un élément important qui nous permet le constat que son lieu de travail en forêt était à proximité de son camp d'internement. Il dit : "Puis un jour un des soldats allemands est revenu au camp avec quatre prisonniers pour aller chercher le déjeuner alors qu’un soldat était stationné à l'endroit où nous avions l'habitude de prendre le déjeuner dans la forêt, donc il n'en restait plus qu'un là où les prisonniers travaillaient". Ce qui veut dire que l'équipe dont faisait partie M. Dab et son compagnon se rendait à pied sur leur lieu de travail peu distant du camp. Cela va nous éclairer pour la suite.

 

Où sont cachés les deux évadés ?

Les descriptions de M.Sahib Dabne laissent placeà aucun doute : les deux compèresont été aidés dans leur évasion par uncivil employé à la maintenance électrique d'un fort de la ligne Maginotsitué à proximité. Ce monsieur était en même temps chargé de la maintenance des installations électriques et d'approvisionnement en eau du camp. Et ce camp était donc proche d'un de ces fortsoù était affecté l'ouvrier civil.

Face à la trouée de Wissembourg, ont été édifiésdeuxforts de la ligne Maginot. Il s'agit de l'ouvrage du Hochwald, le plus important de tous, et à sa droite le fort de Schoenenbourg.

Le civil emmène donc les deux hommesdans l'entrée d'un de cesforts dont illeur confie même la clé.

Au Schoenenbourg, c'est plus relax

Au Hochwald, n'entre pas qui veut

Mais la présence de personnels à l'entrée de ces forteresses met, du coup, en danger le séjour des prisonniers qui risquent d'être découverts. Il nous semble difficile d'envisager que ce futl'ouvrage du Hochwald puisque ce dernier a été aménagépar les Allemands, du moins dans sa partie arrière, en usine de fabrication de pièces pour équipements militaires, en particulier des éléments du tout premier avion chasseur à réaction produit par la société Messerschmitt. Le fort est donc journellement fréquenté et, bien entendu, son entrée principale est gardiennéeen permanencepar des hommes en armes.Mais en septembre 1944, les Allemands sont en plein déménagement. On y extrait en toute hâte lestours, fraiseuses et autres machines-outils pour les rapatrier en Allemagne car les troupes alliéesont atteint Nancy et Epinal le 15 de ce mois.

Et même durant cette manipulation, les Allemands installèrent sur le terre-plein de l'entrée des munitions un important dépôt de carburant provenant sans doute de la raffinerie de Pechelbronn,pour vraisemblablement l'évacuer avant l'arrivée des américains. Des centaines de fûts de 200 litres étaient alors stockés à l'air libre et surveillés en permanence par des militaires logeant dans une baraque proche del'entrée.Là, on a du mal à imaginer une intrusion clandestine.

Au contraire, le fort de Schoenenbourg n'a pas été réemployé par les Allemands et est donc vaguement gardiennéet seul le personnel de maintenance y a accès. Et faire pénétrer quelqu'un en cachette ne pose aucun problème.

 

Au Hochwald ou au Schoenenbourg ?

Le technicien les emmène alors vers l'autre extrémité de l'ouvrage (1 km pour le Schoenenbourg, jusqu'à 2 km pour le Hochwald) où personne n'aurait l'idée de s'aventurer dans ce dédale de couloirs et de locaux abandonnés depuis 1940 et non éclairés. Mais là, il n'est pas question de les laisser dans le noir, à 24 mètres sous terre. Ils montent donc dans un bloc de surface doté de cloches d'observation etdecréneaux de tir dont onpouvait ouvrir ou du moins en entrebâiller les cuirassements pour bénéficier de la lumière du jour. M. Dab cite : "Le jour on pouvait regarder les champs à l'extérieur depuis les «gun posts». Nous y avions vu des pommiers et des poiriers.

M. Urlacher pensait qu'ils auraient pu séjourner dans l'aile Ouest de l'ouvrage du Hochwald, plus isolé dans le paysage campagnard que l'aile Est où passe une route assez fréquentée. Trois des blocs de l'ouvrage du versant Ouest sont dotés d'une issue de secours qui aurait permis à nos deux évadés d'aller cueillir les fruits dans les arbres qu'ils voyaient depuis les embrasures de tir ou celles des cloches de guet.

Au Hochwald, on peut privilégier le bloc 12 puisque le fossé qui protège la façade de tir et où débouche l'issue de secours est peu profond et qu'il est facile d'en sortir. Le fossé du bloc 13 est un peu plus profond et on ne pourrait y déboucher sans l'aide d'une échelle. Quant au fossé du coffre de contrescarpe (bloc 16) où se situe la troisième issue de secours, il est profond et peu praticable. S'ils avaient été cachés dans le bloc 12, nos deux Indiens auraient sans doute été impressionnés par la taille de la chambre de tir encore équipée de ses deux canons de 75 mm. Idem au bloc 13, où l'obusier de 135 est encore en place puisque cet armement spécifique à la ligne Maginot est inutilisable par les Allemands qui ont équipé leurs troupes avec nombre de matériels de prise français. Mais sahib Dab n'en dit pas un mot ! Au large, les photos aériennes de l'époque montrent un carré d'arbres fruitiers entouré de champs.

Dans le fossé du bloc 13 du Hochwald, les libérateurs américains tentent d'y pénétrer par l'issue de secours

Au fort de Schoenenbourg, deux blocs de combat dotés d'une issue de secours ont une vue sur les champs environnants et notamment sur d'importantes parcelles de vergers situées, à l'époque (et encore actuellement) à mi-chemin entre les blocs de combat et le village

d'Ingolsheim. Très probablement, nos deux amis avaient séjourné là pendant trois mois tout en ne se nourrissant quasiment que de pommes et de poires : "La nuit nous sortions et nous rapportions des pommes et des poires. Parce que la nourriture était très rationnée, Fettry ne pouvait nous apporter qu'un pain de temps en temps. Par conséquent pendant trois mois nous n'avons vécu que de pommes et de poires".

Il était donc relativement peu risqué de s'aventurer la nuit dans ces vergers, la route menant de Hunspach à Bremmelbachqu'il leur aurait fallutraverser n'étant alors qu'un large chemin de terrefréquentépar des attelages de paysans.Et sortir du bloc de combat n° 6était alors un jeu d'enfant puisque le profond fossé bétonné protégeant la façade avait été éventré par une bombe et qu'il suffisait de gravir les amas de béton.Quitter le bloc 1 n'était pas plus un problème puisqu'un poteau métallique muni d'échelons permettait de quitter le fond du fossé profond de plus de 3 mètres, fosséoùdébouchait l'issue de secoursdu bloc.

Ils ne seraient même plus gênés par les réseaux de barbelés et antichar ceinturant les ouvrages en 1940. Cela aurait été un gros handicap étant donné que le réseau de barbelés, d'uneprofondeur de dix mètres était infranchissable à tel point que les anciens disaient "do kähm kèn Haas durch -même un lièvren'aurait pu ypasser –".Sans oublier le réseau antichar, des kilomètres de rails plantés en terre sur six rangées de profondeur pour faire obstacle aux blindés et dont des barbelés avaient ététendus entre les premières rangées. Heureusement que d'autres prisonniers avaient enlevé toutes ces tonnes de ferraille et d'acier l'année précédentecar le Reich commençait à manquer sérieusement de ces matières premières.

Au fond du fossé éventré du bloc 6, deux soldats allemands se font photographier devant l'issue de secours.

 

Qui a donc caché nos deux évadés ?

M. Dab relate : "Il y avait deux civils dans notre camp qui faisaient des travaux d'entretien de l'électricité et de l'eau. Un de ces hommes s'appelait Fettry. Un de mes amis prisonniers, Jeffar, et moi-même nous sommes liés d'amitié avec Fettry qui était pro français". C'est donc ce Fettry qui cacha les deux prisonniers, les ravitailla vaille que vaille et qui vint les délivrer à l'arrivée des libérateurs américains. Il encourait là un gros risque car il aurait sans doute été fusillé s'il avait été découvert. Mais il sut rester discret. Qui est donc ce Fettry ?

La réponse vint il y a quelques mois quand j'ai mis la main sur un document où était répertorié le personnel civil employé à la maintenance du fort de Schoenenbourg entre 1939 et 1966 (1966 étant l'année où fut licencié tout le personnel d'entretien, donc de l'abandon de l'ouvrage). Dans cette liste apparait le nom de Paul Fedry, électricien, dont le contrat prendra fin en 1945.

On peut alors imaginer que M. Sahib Dab ait transcrit l'interprétation orale de ce nom qui serait en réalité "Fedry" ; Fettry et Fedry sonnant de manière très proche surtout quand il est prononcé par un alsacien dialectophone.

Et là, tout s'éclaire, les deux Indiens étaient cachés selon toute vraisemblance dans le fort de Schoenenbourg par un des électriciens d'entretien qui oeuvrait en même temps au maintien du proche casernement de sûreté de Schoenenbourg où étaient internés les soldats indiens dont MM. Dab et Jeffar.

Notre petite enquête pourrait s'arrêter là mais nombre de questions restent encore sans réponse. Par exemple : les deux Indiens étaient-ils cachés dans le bloc 1 ou le bloc 6 ? Et s'ils avaient à manger, que buvaient-ils sachant que l'eau des réservoirs stagnant là depuis 1940 devait certainement être croupie ? En fait, il est hautement probable que Paul Fedry les ait cachés dans la chambre de tir du bloc 6. Ce bloc d'infanterie qui pouvait faire feu en direction de l'Est avec ses deux jumelages de mitrailleuses et son canon antichar est relié aux parties inférieures de l'ouvrage par un escalier de 20 mètres de dénivelé.

A cette profondeur, se trouvent les magasins à munitions, le local technique et le captage d'une source débitant en permanence. Les deux hommes pouvaient donc disposer d'eau potable à volonté. Encore fallait-il la chercher au pied de l'escalier car, à part la chambre de tir où ils séjournaient avec un peu de lumière du jour, pas d'éclairage. Peut-être Fedry leur avait-il également procuré des bougies ?

Mais arrêtons là nos investigations. Ajoutons toutefois, pour le mot de la fin, que Paul Fedry n'eut pas le plaisir de présenter les deux évadés à sa famille puisque les Américains qui progressaient rapidement vers la frontière les emmenèrent sans tarder. Sans doute les Fedry étaient-ils établis dans un village environnant ? Avis aux chercheurs.

Jean-Louis Burtscher

 

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