Le chantier de l'ouvrage d'artillerie du Schoenenbourg


TEXTES EXTRAITS DU ROMAN "LE BLOC 3"
Roman écrit vers 1940 par M. Eugène LEIBENGUTH.


4 - INSPECTION DU CHANTIER :

Un groupe d'officiers d'infanterie a visité le chantier au moment où le bloc vient d'être décoffré. Le chef de groupe est un général. Quelques défauts sont observés : notamment certains espaces entre les cailloux du béton.

Le chantier est rangé, nettoyé pour lui donner une beauté militaire. Cela va jusqu'à peindre des traits de chaux sur les wagonnets pour y indiquer le dosage. Le capitaine fait plusieurs rondes d'inspection avant que la délégation n'arrive avec son général en tête, fixée un mercredi. Accompagné d'officiers supérieurs, le général descend de voiture. Il répond par une poignée de main au beau salut réglementaire du capitaine ; après quelques phrases le colonel directeur, résumant la situation d'ensemble du chantier, on procède à la visite. Immédiatement le général tombe en arrêt devant un immense tas de gravier :

Un général "qui sait tout".
"Dites capitaine, vous veillez bien à ce que le gravier ne soit pas en contact immédiat avec la terre ? Les règlements à ce sujet sont formels".
"Mon général", répond le capitaine, " celui-ci repose sur un lit de tôles ondulées ; il se peut cependant que le gravier déborde légèrement".
Le général reprend :
"Bien, mais il faudrait éviter la mise en œuvre de galets, larges et plats tels que celui-ci" - il le montre de la canne - "il serait indispensable de retirer ces éléments qui ne présentent qu'une faible résistance au choc. Faites l'expérience vous-même avec un marteau vous casserez aisément un tel caillou, alors qu'un autre, plutôt sphérique, résistera convenablement. De plus le dernier offrira plus de surface d'adhérence au mortier".
Puis l'ingénieur intervient :
"Permettez, mon général, ce gravier n'est destiné qu'au bétonnage de certaines parties des souterrains où des chocs ne seront pas à craindre".
On se dirige vers un puits pour descendre dans les galeries ; au passage devant le bloc 3 bétonné dont seule la dalle reste visible, le général observe :

Du nerf, messieurs, du nerf
"Ce n'est encore que le deuxième bloc terminé de ce chantier ? cela n'avance guère ; il faudrait hâter les bétonnages suivants".
Mais ces rares mètres-carrés de chape encore visibles ne produisent plus l'impression qu'avaient imposée les quelques milliers de mètres cubes de béton, menaçants et prêts, semble-t-il, pour l'attaque. Il n'a pas tenu compte de ce facteur important, ses traits trahirent une déception quand il répond :
"Nous avons un troisième bloc terminé dans l'autre moitié de l'ouvrage. Dès la belle saison, nous orienterons nos efforts vers ce but, mon général. Jusqu'ici nous étions liés par la nécessité d'évacuer les déblais. Par économie, nous ne voulions pas multiplier les puits d'extraction".
"Certes la question économique est importante ; j'attire cependant votre attention sur la nécessité des éléments de combat indispensables pour la Défense Nationale. Votre programme devra en tenir compte. A propos, avez-vous fait analyser les eaux rencontrées dans les fouilles ? Sont-elles séléniteuses ?"
Le capitaine le rassure : pas de traces d'eaux nocives. Mais le général de poursuivre à la ronde :
Le général en fait trop
"C'est là une question capitale pour la bonne conservation des ouvrages messieurs. Le cas échéant, il aurait fallu employer les ciments ou les produits du commerce préconisés par les règlements. Mais cela ne constitue, à mon avis, qu'un pis-aller ; je n'ai pas grande confiance dans ces moyens dont beaucoup n'ont pas fourni leur preuves. Je préconise plutôt le procédé suivant: on rouvrirait annuellement la fouille du bloc pour des constatations de visu. Après vérification on remblaierait."

Des regards échangés par les officiers à cet énoncé, l'ingénieur conclut qu'eux aussi le considéraient comme ridicule; il eut aimé applaudir tout haut le commandant, celui-là même dont l'observation sur le damage avait provoqué sa colère, qui s'adresse au général, avec le plus grand sérieux :
"Dans ces conditions, il faudrait, mon général, étudier un système d'appui pour nos blocs , l'appui sur trois points seulement, me paraît indispensable".
"Comment cela, je ne vous suis pas".
"Mais les eaux nocives exerceraient leurs ravages également par le radier, je dirais même principalement, mon général".
"Votre remarque est judicieuse, ce point devra être étudié de près".
Inspection des dessous


Pendant la descente du groupe par un puits de service, qui entraîne l'éparpillement de ses membres, les ouvriers voient avec curiosité passer les officiers ; le groupe pénètre dans la partie terminée où résonnent lugubrement les voix et les pas. Le général lui-même eut un geste d'approbation devant le beau travail et dit :
"C'est assez sec par ici ; et par la ventilation cela s'améliorera encore. Je vois que vous avez suivi les prescriptions sur les barbacanes à placer aux piédroits c'est assez bien réussi" ajoute-t-il comme à regret.
Toute la matinée la visite se poursuit, le général s'arrêtant à propos de tout et de rien, émettant des observations parfois judicieuses, souvent ridicules, parce que ne tenant aucun compte des réalités de la pratique, ou n'énonçant que de pures lapalissades.

Puis vint le ministre
 Le ministre montre de rares qualités de grand homme ; il imita à peu près César. Il vient - sans trop de retard - suivi de son escorte, descend de voiture et avance de quelques pas vers le chantier. Immobile sur la route, il contemple les travaux pendant deux minutes. Se tournant ensuite vers le chef de chantier et ses supérieurs, il dit :
"Messieurs, je suis content de vous".
Coups de chapeau, poignées de main, saluts militaires, claquements de portes,les autos démarrent.
"Il est venu pour pouvoir toucher des frais de déplacement", remarque alors une langue à coup sûr mauvaise.

Un scientifique pour analyser l'eau
Visite d'une délégation menée par un vieux scientifique ; il sort une carte géologique de la région et demande :
"Nous sommes bien ici ? "
"C'est cela" répond le capitaine.
"Pourrais-je avoir des échantillons des déblais extraits de vos puits et ceci pour chacun d'entre eux ? "
"Cela est impossible car tous les déblais ont été mélangés dans les dépôts. "
"Ah oui, c'est regrettable. "
L'ingénieur prend la parole :
"Peut-être les fiches établies vous suffiraient-elles ? "
"Vous avez songé à établir des fiches ? Mais c'est merveilleux. Voyons ces fiches avant de descendre dans les souterrains. "

Après examen, le professeur fait un rapport succinct. On n'entend que faille, pendage, strates... La conclusion qu'il en tire est qu'un forage a peu de chance d'aboutir. Il propose cependant d'en entreprendre un essai.
"Voyez-vous, ces problèmes de recherche d'eau sont comparables à celui qui consiste à déterminer l'âge du capitaine d'un paquebot, connaissant la hauteur des cheminées au navire, la vitesse du vent et le nombre de tours des hélices. Et l'on arrive pourtant à les résoudre d'une façon à peu près satisfaisante. "

"Si vous le voulez bien, nous pourrions descendre dans les galeries. Je vous serais reconnaissant de m'indiquer les délimitations des divers terrains rencontrés".
* Le professeur poursuit son cours. Derrière les maçonneries de revêtement, le savant énonce les couches désignées par leur nom propre. Ils poursuivent leur course souterraine et le Capitaine, assisté de son ingénieur, donne les indications utiles. Piédroits et voûtes ruissellent d'humidité qui suinte au travers des maçonneries ; dans la rainure du radier un ruisseau roule ses eaux impétueuses. Les lumières se brisent tout au long des galeries dans les mille gouttelettes tombant de la voûte.

"Pourquoi diable, voulez-vous un forage en plus ? Toutes ces eaux ne vous suffisent donc pas ?" demande le professeur amusé.
"Elles sont même superflues et nous causent assez de tracas. Vous nous rendriez un fier service en les supprimant. Car je ne vois guère les futurs occupants de ce fort se promener avec un parapluie, et étancher leur soif en léchant les murs ; d'autant plus que l'eau aura des chances d'être ypéritée".
Le professeur prend ses notes, après quoi on remonte à la surface. A l'air libre il s'adresse au capitaine :
"Je vous remercie d'avoir bien voulu faciliter ma tâche par cette visite. Je vais, avec les données fournies, étudier la question de l'emplacement le plus favorable et vous adresserai mon rapport le plus rapidement possible".



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