Henri VIALLE - Notes de combat (1)


19 juin 1940 

 15 h.30 : La cloche sud-est (Augusseau et moi) aperçoit se dirigeant vers la côte 175,7 un immense drapeau blanc monté sur un engin auto et convoyé à faible distance par une troupe de fantassins ennemis d'environ cinquante hommes. Même phénomène partant de la côte 181 et gagnant le fond de la vallée du Seebach. Ces drapeaux sont observés également par le lieutenant Beck (casemate d'Ascbbach est) et nous ouvrons le feu simultanément à 1200 m sur ces " messagers de paix " (ordre du SFH qui nous avait été notifié la veille).

17 h.30 : Le bombardement continue d'une façon un peu plus dense cependant, et, durant une heure quarante, avec assez d'intensité. Assez grand nombre de coups au but.

20 h.10 : Par téléphone, on nous signale qu'une fusée verte est apparue chez l'ennemi signifiant: "Nous attaquons."

20 h.30 : Des fantassins ennemis apparaissent à 300 m de l'enceinte. Ils prennent pied dans l'élément du boyau qui conduit au poste de guetteur. Il semble qu'un de nos pièges ait bien fonctionné. En tous cas, une solide rafale de la cloche qui prend ce boyau d'enfilade en couche quelques-uns et stoppe les suivants.

Nuit : Relativement calme, visibilité mauvaise. Nous réparons les projecteurs (Guillemette et moi) et dégageons les cloches qui sont à moitié enterrées.

20 juin 1940

 Dès le début de la matinée, le pilonnage de l'artillerie recommence ininterrompu et s'étend sur toute la crête des Aschbach. Cela ressemble plus à une préparation qu'au harcèlement auquel nous sommes habitués depuis pas mal de temps. Le béton résiste parfaitement.

Après-midi : Nous apprenons que l'ouvrage de Schoenenbourg a été bombardé par l'aviation. L'ouvrage demande qu'on lui signale par priorité tout passage d'avion pour lui permettre d'éclipser ses tourelles.

15 h.30 : Les casemates G16, G17, G18 sont prises à partie par l'aviation. Nous voyons l'explosion de grosses bombes. Je note au passage les impressions du lieutenant Didier (abbé Didier) qui commande G17: " Très curieux, on se croirait en bateau... vous verrez! "

Un peu plus tard : Le coup de téléphone de Didier a été le dernier reçu à la casemate. Le bruit d'avion s'intensifie. Je suis à la lunette du 47 nord. Cela se passe au-dessus des casemates d'Aschbach. Plusieurs bombes tombent dessus. Impression de volcan. Quand ce sera notre tour! ... A défaut de mieux, je tire au 47 sur les avions pour me donner l'impression d'intervenir!..

Cette fois c'est pour nous. La première bombe est dans l’enceinte. Quelle secousse! Les deux tiers de l'équipage sont aux armes et le dernier tiers au repos.

Mais voici la bombe au but. Secousse formidable. Plus de lumière. Tout est renversé à l'intérieur. Poussière de béton. Quelques cris. Une odeur âcre qui étouffe. Bousculade générale. De ma place, j'ai l'impression qu'il y a des touchés.

Je saute au central téléphonique. Tous les volets sont tombés. La manivelle tourne à vide. J'ai l'impression que c'est l'étage supérieur qui a pris et que la caponnière d'entrée est effondrée. Pourtant, les chambres de tir sont intactes. Les hommes se bousculent en panique pour gagner l'étage inférieur en mettant leur masque. Je hurle que c'est ridicule, qu'il n'y a pas de danger de gaz. Pourtant en descendant, je sens moi-même une odeur de chlore de courte durée, sans doute provenant des latrines.

Je groupe tout le monde dans la chambre des ventilateurs sans me rendre compte que c'est l'endroit devenu le plus fragile.

Je grimpe sur mon lit avec la liste d'appel. Tout le monde est là. Cela détend les nerfs, les miens en premier. J'ai un bel argument: "Equipage intact, armement intact. Nous pouvons remplir notre mission, etc."

Ensemble, nous poussons une "Marseillaise" d'un seul cœur et je donne l'ordre: "Tout le monde en haut!"

Entre-temps, Augusseau avait remis le moteur en marche. La lumière et le bruit sympathique du diesel montrent que tout n'est pas perdu.

Il était temps. Je bondis dans la cloche sud-est avec Gury et chacun reprend son poste. Je constate alors que le boche est dans l'enceinte. Il arrive par le boyau et attaque par l'est. La cloche de mitrailleuse va avoir du travail. Mon FM est bloqué et inutilisable. Je change de cloche. Par trois fois, je lance la fusée "6 feux verts" demandant " Tirez sur moi ". Sauf Aschbach-est, personne ne la voit.

La cloche de mitrailleuse, comme je l'avais prévu, fait du bon travail. Braleret en caleçon et Augusseau conduisent splendidement, malgré des ennuis mécaniques, et couchent trois Allemands, dont l'un à bout portant, sur le plan incliné de la cloche, malgré l'emploi par l'assaillant de grenades fumigènes qui les aveuglent.

Le sergent Renard dans sa chambre de tir n'a que son canon pour tirer contre du personnel. Je lui hurle de tirer quand même, comptant sur l'effet du souffle. Il y a des Allemands à 2 mètres de sa lunette. Le souffle du 47 est formidable et, canalisé par la visière de béton, produit plus que l'effet attendu en dégageant immédiatement les abords des intrus qui s'étaient infiltrés là.

De mon perchoir où j’ai mis le mortier de 50 en batterie, je vois tout à coup la progression du boche cesser. J'envoie des projectiles coup sur coup. Bon travail. Les Allemands se replient en rampant le long du caillebotis qui mène aux anciennes latrines extérieures. C'est que Beck tire dans l'enceinte depuis Aschbach d'où il peut suivre une partie du combat. En colonne par un, les boches rampent sur l'itinéraire de repli, le même qu'à l'aller, et s'empêtrent dans le barbelé de la brèche qui leur a permis de pénétrer dans l'enceinte. Le mortier de 50 est une arme fragile mais excellente. Je fais un tir d'exercice. D'ailleurs, je suis vite repéré. Une mitrailleuse allemande s’époumone sur ma cloche. Mais le calibre change tout d'un coup et mon mortier me saute des mains, cassé en deux. J'appelle d'urgence le second et je recommence. Pas longtemps. Un coup de tonnerre, un épiscope vient de sauter. Je dégringole au fond de la cloche complètement abasourdi. J'ai la figure en sang mais j'en suis quitte pour l'émotion, en dehors de l'impression d'un coup de marteau sur la tête.

Le boche s'acharne maintenant sur cette malheureuse cloche avec du plus gros calibre. C'est une véritable dégringolade de ferraille dans le puits de la cloche. C'est égal, j'ai l'impression que le coup a manqué. Je fais le tour des emplacements de tir. Chacun est à sa place. Je leur crie la victoire. J'embrasse Augusseau et Braleret.

Il en reste pourtant dans l'enceinte qui n'ont pas pu se replier et se cachent dans les entonnoirs de bombes. Les goulottes lance-grenades fonctionnent sans arrêt. Par un créneau de défense rapprochée, j'aperçois à 6 mètres un casque vert. Je vide dessus mon 92.

La chambre N-O a eu moins de travail. Je lui avais confié la mission de surveiller les dessus des Aschbach pensant que nos voisins allaient en prendre autant.

Mais c'est le bloc Kerneis qui est pris à partie. Le blockhaus flambe soudain. Les Allemands y prennent pied. L'adjudant Limosin en descend un et Aschbach - Est les autres.

17 h 00 : Petit à petit, tout rentre dans le calme. L'enceinte doit être complètement évacuée par les survivants, mais Sontag à la porte pousse des hurlements. il en voit un à 5 mètres et son revolver ne part pas. Il court vers moi, me passe son arme et le coup part dans le pied de Limosin. Quelle déveine. Le premier blessé à l'intérieur et par moi...

Le Fritz de Sontag, je le reconnais subitement. C'est un rescapé du bloc Kerneis. Il l'a échappé belle. C'est ce brave Dupuis "trois fois miraculé", la dernière au prix de la blessure de Limosin qui est heureusement une égratignure superficielle.

Je me décide à envoyer des nouvelles à l'extérieur. Deux volontaires: Rehberger et Brethe. Ils partent pour joindre le capitaine Quinet, commandant du quartier. Je ne les reverrai qu'après l'armistice, leur mission remplie magnifiquement au prix de péripéties sans nombre.

La journée se termine calme, nous revenons de loin.

Nuit du 20 au 21 : Calme. Quelques rafales de mitrailleuses. Nous sommes sur les dents. On remet de l'ordre. Les cloches sont très abîmées. Toutes les rotules sont arrachés, l'armement de cloches inutilisable, les périscopes et épiscopes en miettes.

J'y fais cependant placer des FM de défense rapprochée en équilibre sur des sacs à terre. Je m'attends à ce que l'attaque reprenne d'un instant à l'autre.

21 juin : Matin calme. L'après-midi, les avions reviennent. Nous sommes à bout de nerfs. On perd la notion du temps et de tout. Je vais de l'un à l'autre pour les secouer de leur torpeur. D'ailleurs, les stukas se remettent au travail. Cette fois, j'ai bien l'impression que nous allons être écrasés au milieu de notre ferraille. Les cloches sont à nouveau prises à partie. Nos FM sont en bouillie. Cela va recommencer. Mais non, cette fois l'infanterie n'a pas suivi.

Nuit du 21 au 22 : Calme.

22 juin : Matinée calme. L'après-midi, l'artillerie se remet en danse. Nous sommes plus qu'à bout de nerfs. Aucune nouvelle encore de 1'exiérieur. Mes essais de communication optique avec Beck (signaux de lampe de poche dans l'âme du 47) ont échoué. L'armistice qu’on sentait déjà proche avant ces trois jours, va-t-il nous sortir de là? Non, sans doute, il leur faut une victoire par ici.

La tête éclate... Qu'est-il arrivé aux voisins? Les Aschbach ont l'air solide, mais la casemate Sud, les Hoffen? Ou en sommes-nous ?

Soirée : Deux visiteurs. Ce sont Goetz et Frade du groupe franc. Ils nous mettent du baume sur le cœur. L'armistice que nous ne jugeons pour l'instant que dans la mesure ou il nous fait échapper à un sort certain, est imminent...

Puis la visite du lieutenant Beck qui nous confirme la fin prochaine.

Tout se calme en effet. A la tombée de la nuit, nous enterrons quatre Allemands et prions sur leurs tombes. C'étaient des types courageux.

23 et 24 juin : Journées calmes. Nous pouvons nous aventurer à l'extérieur pour constater les résultats de la bataille et ramasser du matériel abandonné. Nous sommes cependant toujours sur nos gardes.

25 juin : A 8heures du matin, je reçois un agent de transmission du lieutenant Rieffel annonçant la signature de l'armistice. Delsart a été tué dans sa cloche.

Reste le nettoyage du terrain. Nous creusons 14 tombes dans l'enceinte. Ce sont 14 ennemis courageux. Le butin est considérable et nous prouve combien nous l'avons échappé belle: six mitrailleuses et pistolets mitrailleurs. Une trentaine de Mauser, des paquets d'explosifs, charges allongées, outils, etc. Tout était prévu. Je retrouve l'emplacement de 4 canons de 37 qui, à 300 m, tiraient sur nos cloches.

Nous avons rempli notre mission résumée par nos devises:

"On ne passe pas"

"La Nord résiste et mord"

Lieutenant – Colonel Henri VIALLE



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