INTRODUCTION


LES CUIRASSEMENTS DANS LA FORTIFICATION
TERRESTRE FRANCAISE,
1871-1918.


1) Les cuirassements dans la fortification terrestre française de 1874 à 1918

Le système fortifié français construit après 1871, qui a assuré la défense de la France jusqu’en 1914, n’a pas encore fait l’objet d’une étude complète. Il existe quelques travaux effectués sur des fragments de ce système, c’est à dire sur des places fortes ou des forts isolés. C’est par exemple le cas pour Verdun, en particulier à cause du rôle des fortifications pendant la bataille de 1916. Les places fortes de Toul, Epinal, Belfort et Besançon ont également fait l’objet d’articles. Dans quelques ouvrages généraux sur la fortification, il est fait mention des défenses françaises d’avant 1914. Faire une étude sur l’ensemble du système de fortification représenterait un travail considérable.

Les cuirassements, c’est à dire l’ensemble des organes métalliques chargés de protéger les pièces d’armement ou d’observation au sein de ce système, n’ont pas non plus fait l’objet d’une étude complète. Les cuirassements sont mentionnés dans quelques études générales. Il existe néanmoins une source précieuse: les Cours de l’Ecole d’Application de l’Artillerie et du Génie. Quelques uns sont consacrés uniquement aux cuirassements, mais ils sont tous incomplets. En effet, ils ont été rédigés à l’époque où les cuirassements étaient en service, par des officiers ayant accès à tous les documents les plus importants. Pour des raisons de sécurité, de nombreux détails, relatifs au fonctionnement des engins et à leur conception, ne sont pas mentionnés. Les cuirassements anciens et ceux trop récents sont également passés sous silence. Ces détails faisaient à l’époque l’objet d’une instruction orale. Les documents qui permettent de compléter ces cours se trouvent au Service Historique de l’Armée de Terre, Château de Vincennes, dans le fonds des archives du Génie. Le Service des Cuirassements y possède son fonds propre.

Il manquait donc un travail complet sur ces cuirassements, prenant pour point de départ les premières études faites en la matière, aboutissant à l’épreuve du feu subi par ces engins pendant la Première Guerre Mondiale. Les cuirassements vont connaître des débuts difficiles au sein de la fortification française. Les premières expériences vont être suivies à partir des années 1880 par toute une série d’expérimentations de prototypes, qui vont aboutir à deux types d’engins cuirassés. D’un côté seront développés des cuirassements pour armes de gros calibre. Parallèlement va naître toute une série de petits cuirassements. Une grande partie de ces engins va connaître l’épreuve du feu entre 1914 et 1918. En fait, pour toute la période, le cuirassement se situe dans une problématique bien particulière à la fortification de cette époque: chercher le moyen le plus sûr et le plus efficace de protéger certains organes actifs ou passifs des forts.

 

2) La France en 1871

Le 10 mai 1871, le Traité de Francfort met fin à la guerre commencée le 19 juillet 1870 entre la France et les Etats allemands regroupés autour de la Prusse. La France est dans un état de grande faiblesse. Sur le plan militaire, elle vient de subir une des défaites les plus graves de son histoire. L’armée commandée par Napoléon III a capitulé à Sedan le 2 septembre 1870. Le 27 octobre 1870, c’est l’armée de Bazaine, qui s’était laissé enfermer dans Metz, qui capitule. De nombreux départements sont occupés par l’adversaire. Sur le plan interne elle connaît une grande instabilité politique. Le Second Empire, mis en place le 2 décembre 1852, a été renversé le 4 septembre 1870 et la République proclamée à Paris. Mais au sein de l’Assemblée élue le 8 février 1871, subsistent des divergences quant à la nature du régime à établir en France. Dans cette situation dramatique, Adolphe Thiers a été nommé Chef de l’exécutif le 17 février 1871 et c’est lui qui doit négocier avec Bismarck, Chancelier du nouvel Empire allemand, proclamé par les Princes dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles le 18 janvier 1871. Après avoir subi le siège prussien, la ville de Paris connaît une guerre civile, la Commune, écrasée du 22 au 28 mai 1871, par les troupes du gouvernement siégeant à Versailles, au cours de la "Semaine Sanglante".

Le pays doit verser une indemnité de guerre de cinq milliards de Francs, condition au départ des troupes d’occupation. Il subit aussi une rectification de la frontière de l’Est au profit de l’Allemagne. Cette dernière reçoit les départements alsaciens; avec les cantons de Saales et de Schirmeck, qui appartenaient aux Vosges et qui sont rattachés au Bas-Rhin, le nord-est de la Meurthe, région située autour de Sarrebourg et de Château-Salins, ainsi que la quasi totalité de la Moselle, sans le plateau de Briey et la région de Longwy rattachés à la Meurthe pour former le département de Meurthe et Moselle. Belfort, place forte du Haut-Rhin, reste à la France avec un territoire de 608 km² grâce à la résistance qu’elle a menée face à l’envahisseur, sous le commandement du colonel Denfert-Rochereau. Pour les généraux prussiens, la restitution de cette ville est une grave erreur stratégique, car si les Français la fortifient puissamment, ils obtureront ainsi une trouée susceptible d’être une voie d’invasion, ce que les Allemands nomment ici la Porte de Bourgogne ou "Burgundische Pforte". Metz par contre est annexée, privant la France d’une base de départ vers l’Est.

Affaiblie, amoindrie territorialement, la France se retrouve aussi isolée sur le plan diplomatique et menacée sur un grand nombre de frontières. A l’Est, c’est désormais l’Allemagne, unifiée autour de la Prusse, qui dispose d’une armée importante et expérimentée. Depuis sa réorganisation, entamée en 1860, l’armée prussienne a accumulé les succès avec en 1864 la guerre des Duchés et en 1866 la victoire de Sadowa sur l’Autriche. La guerre contre la France en est le point culminant. Au Nord, le petit royaume de Belgique reste neutre, mais il a été effrayé par l’idée d’une annexion par la France de Napoléon III. Cette peur d’une hégémonie française persiste encore un peu, même après la guerre de 1870. L’Italie peut représenter une menace sérieuse sur les frontières du Sud-Est. Elle a profité de la défaite française pour annexer Rome et les Etats du Pape. Les relations entre les deux voisins alpins se sont alors tendues. La France contrainte à la défensive, va devoir rattraper son retard technique, réorganiser ses défenses sur les frontières menacées et construire des fortifications le long de la nouvelle frontière de l’Est.

 

3) Les fortifications françaises jusqu’en 1874

En matière de fortifications, la grande référence reste toujours le marquis de Vauban. Son oeuvre considérable a été perfectionnée par ses successeurs, tels Cormontaigne, Montalembert ou Le Michaud D’Arçon. En 1815, la France, qui sort de l’époque napoléonienne, est contrainte à la défensive. Une Commission des Fortifications, créée en 1818, élabore de nombreux projets, qui ne seront pas exécutés faute d’argent. C’est pendant cette période que des généraux issus du Génie, comme Poitevin de Maureillan ou Rogniat, étudient un nouveau système de défense. Cette référence à Vauban se traduit par une préférence accordée au système bastionné: grande enceinte continue entourant la place forte, dont le fossé est battu par des armes installées sur des bastions placés aux angles. Montalembert avait préconisé un nouveau système d’enceinte, que l’on nomme polygonale ou perpendiculaire; les armes battant les fossés sont placées dans des caponnières perpendiculaires au mur d’enceinte. Si ce système s’est bien exporté, la France ne s’y est guère intéressée.

Une grande partie des travaux militaires du début du XIXème siècle, sera réalisée sous la Monarchie de Juillet. Une nouvelle Commission des Fortifications est instituée en 1836. Elle commence par reprendre certains projets de la Restauration. On reste à ce moment dans une politique de défensive. Les deux principales villes, Paris (en 1841) et Lyon (en 1847), sont toutes les deux dotées d’enceintes continues et de forts isolés pour reporter la défense plus vers l’extérieur. Ces forts permettent la défense en profondeur, idée datant du XVIIIème siècle et appliquée à l’époque de Napoléon Ier par des généraux comme Rapp à Dantzig ou Carnot à Anvers. Ils sont aussi censés mettre à l’abri des bombardements ennemis les villes et leur population, leur position empêchant l’ennemi de choisir ce site pour ses batteries. On verra plus loin comment l’évolution de l’artillerie va avoir beaucoup d’influence sur ces questions au début du XIXème siècle.

Sous Napoléon III, on reste dans la même torpeur. Ce n’est que vers 1864 que l’on se penche sérieusement sur le problème des fortifications. On pense que les grandes enceintes de ville peuvent encore rendre d’importants services, mais qu’il faut désormais reporter leur défense plus en avant. On décide donc d’étendre et de perfectionner ce qui a été fait sous la Monarchie de Juillet. Les premiers grands travaux se déroulent à Nice en 1864-65. On dote la ville de forts détachés. Un officier du Génie fait ici ses premières armes: Raymond-Adolphe Séré de Rivières. Nommé chef du génie à Metz, il y entame en 1867 la construction de quatre forts détachés autour de la ville. Ces forts sont, comme ceux de la Monarchie de Juillet, d’immenses batteries d’artillerie. A Metz, ils sont encore beaucoup trop près de l’agglomération. Au début de 1870, Séré de Rivières se lance dans la modernisation des forts de Lyon.

On peut dire que pendant la période qui va de 1815 à 1870, la France n’a connu en fortification que des expériences pratiques limitées. On est loin des travaux se déroulant au même moment à l’étranger; batteries côtières anglaises, forts prussiens ou encore la construction en Belgique sous la direction de Brialmont de l’énorme camp retranché d’Anvers. C’est avec cet héritage que part le Comité de Défense, créé en 1872, lorsqu’il peut se lancer dans des travaux concrets en 1874, après que les troupes prussiennes aient évacué Verdun, dernière place occupée, en septembre 1873.

 

4) L’artillerie de forteresse et sa protection

L’évolution des fortifications est toujours parallèle à celle des pièces d’artillerie. Le canon est un des éléments essentiels dans une forteresse; c’est un élément actif. Pour l’assaillant, c’est le moyen qui permet le démantèlement d’une défense. Or, l’artillerie connaît vers le milieu du XIXème siècle des progrès considérables. On remplace les boulets par des projectiles allongés de profil cylindro-conique, stabilisés sur leur trajectoire par une rotation rapide obtenue par le truchement de rayures hélicoïdales découpées dans l’âme des canons. Cette technique est adoptée en France en 1858. Elle provoque une crise désignée dans les manuels sous le nom de "crise des armes rayées". L’efficacité de ces nouvelles armes est démontrée par des expériences de tir sur des ouvrages fortifiés: en 1860 en Allemagne, en 1863 en France. Une bonne illustration de l’efficacité de ces armes est le bombardement de Strasbourg en 1870.

La portée des pièces est considérablement augmentée. Les tirs deviennent de plus en plus précis. La puissance destructive est accrue par l’emploi de projectiles contenant une charge de poudre explosant au moyen d’une fusée percutante. On a déjà vu que pour protéger les places de telles pièces de bombardement on s’est décidé à construire des ouvrages détachés. L’usage de telles armes a aussi eu pour conséquence une modification de l’aspect des fortifications. Les parapets, masse de terre derrière laquelle sont placés les canons et leurs défenseurs, sont surépaissis. Les escarpes, talus intérieurs du fossé, trop exposés aux coups directs sont défilées. Les tracés des forts sont simplifiés.

Les canons, pièces maîtresses de la défense, nécessitaient déjà avant cette crise une grande protection. Or en France on préfère toujours placer l’artillerie à ciel ouvert, le tir ennemi étant direct et non plongeant. L’idée de protéger les canons avec des abris actifs a néanmoins déjà été appliquée par Vauban sur les tours des fronts de Neuf-Brisach et de Landau. Montalembert préconisait l’emploi de casemates maçonnées pour protéger les pièces. Le Baron Haxo a repris cette idée et a conçu un modèle de casemate à canon installée à un petit nombre d’exemplaires vers 1840.

C’est en France la première application de ce genre. Cette casemate a pour protection supérieure une maçonnerie recouverte d’une épaisse couche de terre. Le canon tire à travers une embrasure d’assez grande dimension; un mètre de large sur quatre-vingt centimètres de haut, embrasure encadrée par de gros madriers. La partie arrière de la casemate est ouverte en permanence pour permettre de rentrer ou de sortir le canon plus facilement, mais surtout pour essayer d’assurer une ventilation efficace. A Belfort sont installées des casemates à tir indirect, tirant au-dessus d’une masse de terre et donc mises à l’abri des coups directs. Ces "caves à canon", comme on les appelle parfois, ont rendu de précieux services pendant le siège de Belfort en 1870-1871. En matière de protection des pièces d’artillerie, les casemates Haxo et les "caves à canon" sont les seules expériences, d’ailleurs limitées, faites en France jusqu’en 1870. A l’étranger, on a très tôt fait appel au métal pour protéger des pièces d’artillerie dans la fortification.

 

5) L’origine du cuirassement

Cuirassement: le concept est très ancien. Ce terme désigne le dispositif métallique destiné à protéger les pièces et leurs servants contre les effets de l’artillerie. Dans la première moitié du XIXème siècle, on s’est livré en Europe et en Amérique du Nord à de nombreuses expériences. Elles visaient surtout à remplacer par des éléments métalliques les matériaux, employés habituellement dans la construction d’abris de combat pour l’artillerie, comme la maçonnerie ou les madriers. Le général Paixhans est l’un des premiers à suggérer l’emploi de fer dans la fortification. Des essais sont faits en France, en Italie, en Angleterre et en Belgique. A côté des études faites pour la fortification, se déroulent celles pour la marine. Lors de la guerre de Crimée en 1855, les Français utilisent des chalands renforcés par des plaques métalliques sur lesquels ils ont installé des batteries. Ce procédé leur permet de bombarder et de détruire la forteresse de Kimburn en octobre 1855. C’est la première utilisation de métal pour protéger les servants et leurs canons.

Un ingénieur anglais, le capitaine Cowper Coles, a assisté au bombardement de Kimburn. En 1862, Coles et l’ingénieur suédois Ericsson mettent au point une tourelle circulaire tournante entièrement métallique et équipée d’un canon, installée sur le vaisseau américain Monitor lancée par les Nordistes en réponse au Mérimac, vaisseau sudiste recouvert de rails de chemin de fer protégeant les canons. L’ingénieur militaire belge Brialmont, chargé depuis 1859 de fortifier Anvers, demande à Coles de lui concevoir une tourelle avec deux canons pour équiper les forts qu’il est en train de construire. Cette tourelle, armée de deux canons de 15 cm, est équipée d’un blindage fait d’une couche de bois et d’une couche de métal, ce qu’on trouve dans certains manuels sous le nom de blindage "sandwich". Cette tourelle est placée dans le fort III de la nouvelle ceinture. C’est le premier engin de ce type conçu pour une fortification. Son coût très élevé empêchera Brialmont d’en installer d’autres du même modèle. En 1867, Coles équipe le fort Saint-Philippe à Anvers de trois tourelles d’un type légèrement modifié. En Allemagne, un ingénieur prussien, Maxime Schumann, reprend l’idée de Coles d’une casemate cuirassée. Il en conçoit plusieurs exemplaires qui sont installés dans des forts de Mayence vers 1865-1866.

En France, les expérimentations de cuirassements se limitent à la marine de guerre, depuis le bombardement de Kimburn. On est au courant de ce qui se passe à l’étranger. Mais jusqu’à présent, la France n’a pas fait appel au cuirassement pour les fortifications terrestres. Certains ingénieurs font des projets de 1871 à 1874. Ce n’est qu’à partir de 1874, après la libération complète du territoire national, que les ingénieurs militaires peuvent se lancer dans des travaux concrets, des études sur le terrain. C’est aussi à ce moment que les commissions et sous-commissions commencent à travailler sérieusement. Reste à savoir qu’elle va être la place du cuirassement dans la fortification nouvelle, et surtout comment il va y évoluer.


Copyright Roland Scheller

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