CHAPITRE I


LES CUIRASSEMENTS DANS LE PREMIER
SYSTEME DE DEFENSE,
1874-1885.


1ère PARTIE: LES DEBUTS ET LES PRINCIPES (1874)

A) Les hommes

1) La Commission de l’Instruction du 9 mai 1874

Le 30 juillet 1872, par simple décision, Thiers crée le Comité de Défense chargé de réorganiser l’armée face à la menace allemande. Ce Comité est présidé par le Maréchal de Mac-Mahon jusqu’en 1873, puis par le Maréchal Canrobert. Son secrétaire est le Général Raymond-Adolphe Séré de Rivières, officier du Génie qui a, comme on l’a vu précédemment, une certaine expérience dans le domaine des fortifications. En janvier 1874, Séré de Rivières est nommé, par le Général Du Barail, Chef du Génie au Ministère de la Guerre avec la mission de remettre de l’ordre dans ce service. Quelques mois plus tard, l’Instruction du 9 mai 1874 définit l’ensemble de l’organisation, appelée Commission des Travaux de Fortification, chargée d’étudier puis d’exécuter les travaux de défense du territoire.

Depuis septembre 1873, le terrain est libre, les dernières troupes d’occupation ont évacué Verdun le 18. Cette évacuation s’est faite plus tôt que prévue grâce au paiement rapide de la dette de guerre exigée par les Allemands. Pourtant, le début de l’année 1873 avait vu monter les inquiétudes des Belfortains, les Allemands effectuant des travaux de fortification aux Basses-Perches, forts construits juste avant 1870 en avant du château de Belfort. Mais le 2 août 1873, les troupes allemandes évacuaient la ville, Thiers y entrait le 15. La date du 9 mai 1874 marque la naissance réelle du nouveau système de défense français postérieur à 1870. On ne se contente plus, à partir de cette date, de discuter sur des projets, on se met à travailler sur le terrain. Ces travaux sur le terrain ont néanmoins été précédés par quelques études faites immédiatement après le retrait de l’occupant.

 

2) La Commission de Gâvres

Parmi les nombreuses commissions qui composent l’Organisation du 9 mai 1874, il en est une qui ne compte pas d’antécédent et qui nous intéresse plus particulièrement: c’est la Commission des Cuirassements. Elle est officiellement présidée au départ par le Général Cadart, puis par le Général Secrétain. Son rapporteur est le Capitaine, puis Commandant, Henri Mougin, Polytechnicien et ancien aide de camp du Général Séré de Rivières. Il a présenté en 1873, dans cette période de transition entre la défaite et le début du relèvement de l’armée, un projet de tourelle d’artillerie pour équiper les fortifications terrestres.

Le rôle de cette Commission est de rechercher et d’arrêter les types des ouvrages cuirassés dont la nouvelle fortification doit être armée. Elle doit aussi faire un certain nombre d’expériences en marge de cela. Nous verrons plus loin les fruits de son travail. Au moment de sa constitution, elle comprend des officiers de l’Artillerie et du Génie. Elle commence par siéger à Paris où elle suit des cours d’histoire militaire pour se familiariser avec les techniques de fortification élaborées dans le passé, mais aussi pour se renseigner sur les travaux effectués à l’étranger. Cette période est souvent citée comme étant la "première phase" de la Commission des Cuirassements, la "deuxième phase" correspondant aux expérimentations sur un polygone de tir.

Au courant de 1876, après avoir mis au point différents projets, elle se déplace en Bretagne pour y faire des expériences de tir sur des plaques de blindage. On choisit donc souvent cette date de 1876 pour diviser en deux l’histoire de cette Commission. Le lieu choisi est le polygone d’essai de Gâvres, près de Lorient. Ce polygone sert de centre d’expérimentation des cuirassements de la Marine depuis 1855. C’est pour cette raison que dans de nombreux livres cette Commission des Cuirassements est souvent désignée sous le nom de "Commission de Gâvres". Pendant cette période, elle est complétée par l’arrivée d’un grand nombre d’officiers et d’ingénieurs de la Marine, ayant tous une grande expérience dans le domaine des blindages.

 

3) Les cerveaux : Séré de Rivières et Mougin

La construction des fortifications sera l’oeuvre de Séré de Rivières. Il exerce en effet un pouvoir quasi-dictatorial au sein de l’Organisation. Il est le Président de la Commission chargée des travaux de fortification, mais il est aussi chef du Génie au Ministère de la Guerre. Grâce à ses pouvoirs étendus, il peut faire faire les études par les différentes commissions, dont celle des cuirassements, faire approuver ces mêmes études par la Commission dont il est le Président, et il ne lui reste plus qu’à faire exécuter les travaux par le Service du Génie. La seule personne au-dessus de lui est le Ministre de la Guerre. Pour cette petite période du début des travaux, on peut constater une certaine stabilité au Ministère de la Guerre: au début de 1874, c’est le Général Du Barail qui occupe ce poste jusqu’au 22 mai de la même année. Son successeur, le Général De Cissey, restera en place jusqu’au 12 décembre 1876.

L’âme de la Commission des Cuirassements est le Commandant Mougin qui occupe une place très importante. Il a comme supérieur le Général Cadart, puis le Général Secrétain, mais il semble bien que ces derniers n’aient fait que des comptes rendus des travaux de Mougin, après les avoir simplement approuvés. On le voit dans les texte de présentation des matériaux, mais aussi par les noms donnés aux engins, nés de ces travaux, que l’on trouve dans les Cours de fortification et qui reprennent tous le nom de Mougin. On peut aussi trouver une confirmation de cela dans les travaux de construction qui vont suivre, où Mougin sera consulté (ou imposera son point de vue) pour chaque petit détail, comme on le verra plus loin. Si le système fortifié portera le nom du Général Séré de Rivières, les cuirassements de cette période porteront celui de Mougin, éclipsant ses deux supérieurs successifs, qui sont à peine mentionnés.

 

B) Nouvelle position militaire et nouvelle frontière

1) Une position défensive

Toute guerre a pour conséquence un changement des rapports de force et une transformation des plans de défense et d’attaque des pays concernés. La position de la France à cette époque est purement défensive. L’armée est depuis la défaite en pleine réorganisation. Cette position défensive n’évoluera pas tant que les effets du relèvement militaire ne se feront pas sentir. La principale menace sur la France vient de l’Allemagne. On compte en France sur un puissant système de fortification pour pouvoir rétablir l’équilibre entre les deux puissances en cas de conflit. On va donc porter l’effort principal sur la frontière de l’Est, directement exposée. La frontière du Nord se sera pas pour autant oubliée, ainsi que celle du Sud-Est face à la Suisse et surtout face à l’Italie.

En fait de Dunkerque jusqu’à Nice, un immense ensemble de fortifications va surgir de terre, oeuvre qu’il est indispensable de connaître pour comprendre la place que les cuirassements vont y occuper. Pour mémoire, on peut ajouter à ce vaste ensemble un grand nombre d’organisations de défense des côtes de la France métropolitaine, quelques travaux mineurs effectués dans les Pyrénées sur les cols allant de France en Espagne, et quelques défenses en Algérie, en Tunisie, au Sénégal et en Indochine.

 

2) Le système dans son ensemble

Le but du système est créer deux trouées d’invasion où on attaquera les flancs de l’ennemi une fois que ce dernier y aura engouffré ses troupes. La première est la trouée de Stenay au nord de Verdun, la seconde la trouée de Charmes entre Toul et Epinal. On établit des camps retranchés, c’est à dire des places fortes entourées de forts placés à 5 ou 6 kilomètres de l’agglomération. Ces camps servent de dépôts de munitions et de vivres pour les armées chargées d’attaquer les flancs ennemis.

Au Nord, face à la Belgique, Séré de Rivières construit deux grands camps retranchés, Lille et Maubeuge. En arrière, la position La Fère-Laon-Reims est chargée de stopper toute attaque allemande après une violation de la neutralité belge. Paris est puissamment renforcée. Le Sud-Est est verrouillé de façon à empêcher toute attaque surprise de l’Italie, même passant par la Suisse, et pour permettre de tenir les Alpes avec un minimum de troupes, la grande masse devant être déployée face à l’Allemagne. On renforce également la ville de Lyon.

Séré de Rivières établit sur la frontière de l’Est deux grandes Régions Fortifiées, la première de Verdun à Toul, la seconde d’Epinal à Belfort. Entre ces deux régions: la Trouée de Charmes où l’ennemi est censé s’engouffrer. Pour l’accueillir, il place en arrière trois camps retranchés où stationnent les troupes chargés d’attaquer les flancs adverses: Besançon, Dijon et Langres. C’est la défense qui va de Verdun à Belfort qui nous intéresse plus particulièrement, car elle se trouve directement face à l’Allemagne. On va donc analyser son organisation de plus près.

 

3) Le secteur de la nouvelle frontière: de Verdun à Belfort

La perte de Metz a obligé Séré de Rivières à placer un camp retranché à Verdun, où tout est à faire car la ville ne possède qu’une vieille citadelle plus ou moins modernisée au cours des années. Nancy pose un problème; pour Séré de Rivières cette ville est trop près de la frontière, il reporte donc la défense sur Toul, qui comme Verdun n’a qu’une vieille enceinte. Sur les hauteurs occidentales de Nancy, il établit deux centres isolés: Frouard-Eperon et Pont-Saint-Vincent qui sont considérés comme étant des postes avancés de la place de Toul. Entre Verdun et Toul, il établit un rideau défensif fait de forts isolés placés sur des points d’observation importants et contrôlant quelques routes. Ce rideau défensif est appelé rideau défensif Verdun-Toul, ou rideau défensif de la Meuse. L’ensemble de l’organisation forme la Région Fortifiée Verdun-Toul.

Au sud, il répète cette organisation en créant la Région Fortifiée Epinal-Belfort. A Epinal, tout est à faire. Belfort est mieux lotie, la ville garde une enceinte Vauban et un château qui ont été remarquablement modernisés. Avant la guerre de 1870, on a commencé à construire quelques forts avancés, placés encore très près de la ville. Le rideau défensif Epinal-Belfort, ou rideau de la Haute-Moselle, occupe la partie sud-ouest du massif des Vosges, donc un endroit très montagneux. Cette deuxième région fortifiée comporte un prolongement au sud de Belfort avec des forts d’arrêt vers le Lomont.

En marge de cela, il y a aussi de nombreux forts isolés en plus des forts d’arrêt des rideaux défensif: par exemple de part et d’autre de la trouée de Charmes, on a l’immense fort de Bourlémont, et l’ensemble formé par le fort de Pagny-la-Blanche-Côte auquel on adjoint deux grandes batteries: Uruffe et une deuxième qui porte le même nom que le fort. A l’est de Lunéville, pour surveiller la route Strasbourg-Nancy, le fort de Manonviller. Ce fort est un des plus proches de la frontière.

 

4) La place du cuirassement dans cette organisation défensive

Il s’agit ici de sa place dans l’idée générale de la nouvelle défense. Elle est définie, pour cette vaste organisation terrestre qui couvre la France de Dunkerque à Nice, dès 1874. On s’est mis d’accord sur le principe qu’environ un quart à un cinquième de l’armement des forts serait placé sous protection cuirassée. On peut remarquer que cette définition reste vague. On ne privilégie pas de place en particulier en précisant par exemple que tel camp retranché devra avoir tant de cuirassements et tel autre tant. Ce sera une des caractéristiques dans le Premier Système: il n’y aura pas de localisation précise des cuirassements de série par rapport à l’ensemble des fortifications. Ils vont ici répondre à des impératifs techniques précis dans l’organisation des nouveaux forts. Reste à voir à quoi ressemble un fort-type Séré de Rivières et pour quels cas précis on va faire appel au cuirassement.

 

C) Le fort Séré de Rivières

1) Un fort "de série"

Le fort est l’élément principal sur lequel repose la fortification. Il doit être capable de tenir le plus longtemps possible face à un siège et doit aussi être en mesure de repousser une attaque ennemie. Un camp retranché est une ville entourée par une, ou plusieurs ceintures, composées de ces forts. Ces derniers sont de grandes batteries d’artillerie. Ils doivent comporter des pièces d’artillerie de gros calibres pour contrebattre les pièces ennemies, des pièces de moyen et petit calibres pour la défense des zones entourant immédiatement le fort. L’obstacle principal pour pénétrer dans un tel ouvrage est constitué par un fossé périphérique défendu par des caponnières, c’est à dire des casemates maçonnées abritant des pièces de petit calibre. L’organisation est complétée par des casernements, des magasins à poudre, des réserves de vivres.

Une grande caractéristique de ces fort: l’artillerie est entièrement placée à ciel ouvert, sauf dans le cas de la défense des fossés. Cette idée, qui bénéficie d’une très grande faveur en France, réussit à se maintenir dans l’esprit des concepteurs: les canons à l’air libre. C’est ce qui explique le flou qui entoure la définition quant à la place que vont devoir tenir les cuirassements. Il est vrai qu’à cette époque, avec l’artillerie de siège ou de campagne, et les obus dont on dispose aussi bien en France, qu’en Allemagne, on ne voit pas comment dans les premiers temps d’une attaque, les Allemands pourraient facilement démanteler un certain nombre de ces pièces de rempart. On admet simplement que dans certains cas on va être obligé de recourir à des abris de combat pour quelques pièces. C’est ici que l’on va trouver le quart ou cinquième de l’armement cuirassé, mais on revoit déjà à la baisse la proportion de l’armement à protéger.

 

2) Des forts plus importants stratégiquement

Certains forts contrôlent des points de passages très importants; des routes principales, des voies de chemin de fer, des cols, des tunnels ou encore des canaux. Il peut s’agir de forts faisant partie de la ceinture d’un camp retranché, mais le plus souvent ce sont des forts isolés. Ils sont situés de telle façon qu’ils contrôlent chacun une voie d’invasion probable de l’adversaire. Leur mission est de retarder l’ennemi le plus longtemps possible. Il leur faut donc une protection qui soit la plus complète possible.

Certaines de leur pièces d’artillerie tiennent sous leur feu directement ces points de passage, il ne faut surtout pas qu’elles soient détruites dès le début du siège. C’est pour aider ces forts à remplir cette mission d’interdiction qu’on va faire appel à des cuirassements. Cette protection cuirassée va avoir pour but de permettre à l’artillerie du fort de résister aux tirs ennemis pendant la période la plus longue possible et ainsi de pouvoir continuer à interdire le passage. On ne pense pas à ce moment, en France, à mettre la totalité des canons d’un tel type de fort sous cuirassement.

 

3) Le cas particulier de la fortification de montagne

On commence à construire beaucoup de forts sur les montagnes: dans le Sud-Est et dans certains endroits des Vosges. Certains de ces forts contrôlent souvent l’unique voie d’accès à un secteur. On va même avoir dans les Alpes des forts construits simplement pour interdire la sortie d’un tunnel. On pourrait penser que c’est surtout pour ce type de fortification qu’on va mettre au point des cuirassements. Dans la réalité, on va s’efforcer d’exploiter au maximum le terrain en creusant des casemates dans le roc.

Il y a aussi le facteur du relief qui joue; il est impossible avec les moyens de l’époque d’acheminer des pièces de siège vers des endroits montagneux ou au relief très tourmenté. Ces lieux ne sont accessibles qu’à des canons de campagne tout au plus. On pense que cette situation n’est pas près de changer. On peut donc se contenter de canons à l’air libre ou de casemates en maçonnerie ou taillées dans le roc. Mais il y a toujours des exceptions et c’est pour des forts de montagne qu’on va mettre au point le premier cuirassement français.

 

IIème Partie: Le matériel et sa mise au point (1874-1878)

A) La casemate en fer laminé contre le canon de campagne (1874)

1) Le projet et ses antécédents

Ce cuirassement fait partie de ce que certains manuels appellent souvent la "Première Phase" de la Commission de Gâvres, sur l’étude de "cuirassements fixes", appelés ainsi pour les différencier des tourelles. Ce cuirassement est un symbole, cela pour plusieurs raisons. La première, qui est évidente, c’est le premier cuirassement mis au point en France. De plus, il est la suite d’une évolution née en France. Enfin, son adoption est le fruit d’un contexte précis pour une région particulière, comme on le verra plus loin.

Pour les concepteurs, et c’est d’ailleurs une démarche que l’on retrouve dans beaucoup de domaines, la première idée a été de reprendre les abris actifs déjà utilisés et d’essayer ensuite de les adapter à la situation actuelle. On s’est donc intéressé à la casemate Haxo et aux "caves à canon", présentées dans l’introduction. Si la casemate à tir indirect, ou "cave à canon" peut encore rendre de grands services, étant défilée face aux obus ennemis et ne risquant donc aucun coup d’embrasure, il n’en est pas de même pour la casemate à tir direct d’Haxo. En effet, le but est de protéger toute la partie avant de la casemate, partie la plus vulnérable, et de trouver le meilleur système de verrouillage de l’embrasure.

Dès 1874, de nombreux projets sont mis au point. Il reste à trouver le métal adéquat, l’expérimentation des métaux susceptibles de servir de blindage devant se faire une fois que la Commission serait installée à Gâvres. Depuis le début des travaux sur le terrain, on s’efforce de verrouiller le plus rapidement possible les voies d’invasion éventuelles, comme les routes traversant le massif vosgien et se dirigeant vers la Vallée de la Haute-Moselle. Les forts de ce secteur sont mis en chantier dès le début de l’année 1874, alors que par exemple ceux de Verdun ne sont mis en chantier qu’en 1875 et ceux d’Epinal en 1876. Or en 1875, les relations entre la France et l’Allemagne sont très tendues. Cette situation de crise sera la cause de la mise en service prématurée de ce cuirassement.

 

2) Un contexte troublé

La tension monte entre les deux pays au début de l’année 1875, à tel point qu’on pense que la guerre est proche. Le 5 avril 1875, un article publié dans la Kölnische Zeitung, laisse entendre que l’Allemagne pourrait bientôt mener une guerre préventive contre la France, prenant pour preuve du bellicisme de cette dernière sa tentative d’achat d’un grand nombre de chevaux en Allemagne et la loi du 13 mars 1875 réorganisant les cadres de l’armée française. Sur la frontière de l’Est, la plus directement menacée, on accélère les travaux de fortification. Sur de nombreux sites où les travaux de construction des forts sont à peine entamés, on construit des fortifications semi-permanentes, n’utilisant que de la terre, des pierres sèches et du bois. Ce procédé de fortifications semi-permanentes érigées à la hâte est enseigné depuis longtemps dans les Ecoles de guerre; on en a fait usage en Crimée, mais aussi à Sadowa au moment de la guerre austro-prussienne en 1866. Ces constructions vont recevoir le triste surnom de "redoutes de la panique" au sein de l’armée, nom que garderont par la suite certains des forts construits après l’alerte.

Dans quelques forts de montagne, on a déjà prévu d’utiliser un certain nombre de casemates à canon. Ces éléments sont tout indiqués pour ce type de terrain à cause de leur champ de tir réduit pouvant très bien s’adapter à l’étroitesse de certains passages à défendre. C’est pour essayer de mettre sous protection un grand nombre de pièces d’artillerie qu’on a décidé de reprendre en 1874-1875 les "caves à canon" et d’installer un nombre limité d’exemplaires de casemates cuirassées.

La Commission des Cuirassements va donner son accord pour la mise en service immédiate d’un projet qu’elle n’a pas encore eu le temps d’expérimenter. Le métal employé pour les parties cuirassées est le fer laminé. Il a déjà été utilisé pour des cuirassements terrestres à l’étranger, dans les tourelles d’Anvers et pour la casemate de Schumann. De plus, ce métal est utilisé depuis 1855 pour les blindages de la marine française, ses propriétés sont donc bien connues. On pense que pour le moment ce métal est capable d’essuyer les tirs des canons de campagne. Les obus de rupture alors utilisés par l’artillerie rayée de campagne sont exclusivement en fonte ordinaire. Ils n’entament pas le fer laminé. On va aussi profiter de la mise en place de ces organes pour expérimenter l’utilisation de sable et de béton de ciment dans la construction des forts. On va limiter l’usage de cette casemate à quelques forts de montagne, dont la construction est déjà bien avancée, dans un secteur où il est impossible à ce moment d’amener des pièces de siège.

 

3) La casemate

Elle reprend l’organisation générale de la casemate Haxo. La couverture supérieure est en béton de ciment. Toute la partie autour de l’embrasure est cuirassée. De l’intérieur vers l’extérieur, elle comprend d’abord un premier bouclier fixe où est percée l’embrasure, puis un second bouclier. Ce second bouclier est un disque tournant où sont percées deux embrasures. Un système de manoeuvre manuel, très simple à actionner, permet la rotation rapide du disque et donc d’obturer ou d’ouvrir l’embrasure en effectuant un quart de tour. Cette manoeuvre ne prend que 4 à 5 secondes. De part et d’autre du bouclier en avant de la casemate sont placés deux caissons en tôle remplis de béton de ciment pour renforcer la tête de l’ensemble.

Son armement est également un système provisoire, puisqu’il s’agit d’un canon de 138 m/m sur affût spécial, souvent appelé "138 de montagne". Il s’agit d’un ancien canon lisse de 16 en bronze, que De Reffye, général de l’artillerie, raya et ouvrit à la culasse, cela dans l’attente de la mise au point d’un système plus perfectionné. C’est à partir de ce canon que les pièces d’artillerie vont être désignées d’après le diamètre de leur tube plutôt que d’après le poids du projectile pour éviter la confusion entre certaines pièces. On désigne ces dimensions en millimètres alors que par exemple en Belgique et en Allemagne elles le sont en centimètres. Il est à signaler que ce canon va aussi équiper les "caves à canon" installées en même temps que les casemates en fer laminé. Un système d’affût, c’est-à-dire le mécanisme qui porte le canon, permet une manoeuvre aisée de la pièce dans la casemate. Cette pièce provisoire donne des résultats satisfaisants, en attendant qu’une pièce plus moderne soit mise en service.

 

4) Répartition de ces engins

Ces casemates, adoptées à titre provisoire, sont destinées à équiper un certain nombre de forts du rideau défensif de la Haute-Moselle et uniquement dans ce secteur. seulement quatre exemplaires sont construits et il ne semble pas qu’on ait projeté d’équiper encore d’autres forts. Deux exemplaires sont installés au fort d’Arches, situé à environ 10 kilomètres au sud-est d’Epinal. Il domine l’endroit où la Vologne se jette dans la Moselle, et contrôle tout mouvement de troupes allant de Remiremont vers Epinal, ou encore venant de Saint-Dié ou de Gérardmer. La troisième casemate est installée au fort du Parmont, situé au-dessus de la ville de Remiremont, et contrôlant le débouché de la route Gérardmer-Remiremont, autre voie de pénétration. La quatrième et dernière casemate est installée dans le fort de Château-Lambert, perché à 722 mètres d’altitude au col des croix, dominant la petite localité du Thillot. Ce fort contrôle le débouché de la route Col de la Schlucht - La Bresse - Cornimont - Le Thillot, la casemate est d’ailleurs orientée en direction de ce débouché. on a donc choisi trois forts qui, à eux seuls, contrôlent les voies d’accès des Vosges vers la Vallée de la Haute-Moselle. Il est à noter que le fort de Rupt-sur-Moselle, entre Le Thillot et Remiremont au-dessus du village du même nom, a reçu trois "caves à canon", ce fort ne contrôlant que la circulation entre ces deux localités.

Ce premier cuirassement, adopté dans une période de crise, voire même de panique, n’a bénéficié que d’une diffusion restreinte. Le projet d’une casemate cuirassée contre le canon de campagne, avec un métal plus économique, un armement plus moderne et construite à un plus grand nombre d’exemplaires, aurait été présenté par la Commission des Cuirassements, mais il n’aurait donné lieu à aucune application concrète. La crise passée, la Commission peut continuer ses travaux plus sérieusement pour mettre au point des engins plus efficaces. Il fallait néanmoins présenter ce matériel original, représentatif de l’urgence de la situation. Cette casemate en fer laminé, seul cuirassement de cette période ayant une localisation précise, mériterait pour cette raison de porter le nom de "casemate de la Haute-Moselle".

 

B) La casemate en fonte dure contre le canon de siège (1874)

1) Une gestation plus difficile

C’est un des deux cuirassements fixes proposés par la Commission des Cuirassements en 1878. Le premier, la casemate prévue juste contre le canon de campagne, n’a jamais été appliqué. Cette casemate contre le canon de siège est l’aboutissement d’un travail plus long, mais reprenant les mêmes bases que le matériel précédent. C’est pourquoi on retrouve la même date de 1874 dans les manuels pour indiquer la naissance de cet engin. Mais ce système, à la différence du précédent, n’a été adopté que suite à une série d’expérimentations très poussées. Le principal problème était d’obtenir une protection complète de l’embrasure. A ce sujet, dans le rapport de la Commission, on trouve de temps en temps le terme de sabord, qui désigne une ouverture dans la muraille d’un navire et illustre bien ici l’influence des ingénieurs de la marine pendant les expériences.

On a d’abord pensé reprendre un système en usage sur les tourelles américaines, système rejeté tout de suite. On s’est ensuite penché sur l’idée d’une plaque rectangulaire, placée devant l’embrasure et fonctionnant comme un pont-levis, idée rejetée à cause de sa fragilité évidente dans le contexte d’un usage dans la fortification terrestre; un tir sur les chaînes relevant la plaque au moment où celle-ci est abaissée aurait eu pour résultat de la bloquer en position ouverte avec les conséquences que l’on imagine. On a émis l’opinion qu’on pourrait tout simplement reprendre le système de la casemate précédente, mais pour lui permettre de résister à un tir de pièces de siège, il aurait fallu un disque d’un tel poids et d’une telle épaisseur que sa réalisation n’aurait pas manqué de poser des problèmes techniques considérables.

On a en tout cas profité de ces débats pour faire des tirs d’épreuve sur des plaques en fer laminé de même épaisseur que les disques des quatre casemates de la Haute-Moselle et on a constaté qu’elles résistaient à des tirs prolongés de canons de 95 m/m, pièces de campagne. Le système adopté sera beaucoup plus simple.

 

2) La casemate

Elle reprend la même organisation intérieure que la précédente. Mais ici, la protection de l’embrasure se fait à l’aide d’un verrou obturateur à mouvement vertical, d’un poids de 7 tonnes, placé dans une sorte de puits. Il suffit de l’abaisser ou de le lever suivant qu’on veut ouvrir ou fermer l’embrasure. Cette dernière, qui mesure 40 centimètres de large sur 35 de haut, est percée dans une plaque en fonte dure d’un poids de 23 tonnes. La toiture intérieure de la casemate est formée de quatre plaques en fonte dure.

L’obturation se fait en moins de 5 secondes après chaque tir, grâce à un système manuel actionné depuis la chambre de tir. Ce système offre une protection complète et la manoeuvre de l’obturateur est très simple et très rapide. L’ensemble de la casemate est recouvert par un massif de terre. Une grande cheminée placée à l’arrière permet d’assurer un minimum d’aération. On peut aussi noter la présence d’un système électrique de sécurité qui empêche le tir lorsque le bouclier est levé, et permet ainsi d’éviter un accident qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses.

 

3) Choix du métal et armement

A partir de 1876, l’artillerie emploie des projectiles de rupture en acier coulé ou en fonte dure. Au terme des expériences faites par la Commission des Cuirassements, on se décide à remplacer le fer laminé par la fonte, dont l’usage est plus économique. On oppose donc aux nouveaux projectiles des plaques en fonte dure ayant une grande épaisseur et une forte masse. La fonte dure a de remarquables propriétés de dureté provenant de son mode de moulage: le moulage en coquille. Dans ce procédé, le moule est une masse de fonte d’épaisseur plus grande que celle de la pièce à y couler. Il en résulte, pour cette dernière, au moment de la coulée, un refroidissement rapide de la couche au contact avec la coquille, ce qui donne une sorte de trempe, d’où la dureté superficielle.

L’armement pour cette casemate est constituée par un canon de 155 m/m modèle 1877. C’est une des pièces du nouveau système d’artillerie mis au point par le Colonel De Bange et adopté en 1876-1877. Le tube de casemate est absolument identique à celui utilisé dans les batteries de campagne. Cela permet une uniformisation des munitions. Seul l’affût est différent.

 

4) La réception du projet

Lors de sa présentation, dans le rapport du 18 septembre 1878, la casemate apparaît comme étant entièrement satisfaisante. On pense tenir là un engin qui vieillira bien avec les progrès technique à venir. Mais deux critiques frappent ce cuirassement. On condamne d’abord le champ de tir limité de sa pièce, ce qui est une caractéristique de toute casemate, caractéristique qui va ici de pair avec un prix de construction très élevé. Ce champ de tir réduit va avoir pour conséquence logique une utilisation de cuirassement limité à des passages étroits à barrer. Or, c’est précisément l’avantage d’utiliser là une casemate, engin fixe, à la place d’une tourelle, engin rotatif, qui est forcément plus coûteuse, et à la place d’une "cave à canon" qui est moins résistante.

La deuxième critique touche une autre caractéristique de la casemate à canon et heurte de plein fouet une des raisons d’être de la Commission des Cuirassements: il s’agit de la fixité de l’embrasure qui la rend très vulnérable. Cette critique reviendra plusieurs fois dans les rapports faisant le point sur les cuirassements. Or c’est justement pour donner des moyens permettant à ce genre d’organe de survivre plus longtemps qu’on a créé cette Commission. A part ces deux critiques, qui condamne les cuirassements fixes, la casemate en fonte dure semble répondre aux attentes du nouveau système de fortification.

 

C) La tourelle Mougin en fonte dure (1876)

1) La première tourelle française

La raison d’être de cette tourelle tournante est de supprimer les inconvénients de la casemates. C’est le premier engin de ce type construit en France pour des fortifications terrestres. On a déjà construit un certain nombre de tourelles pour la marine, mais ces dernières présentaient chaque fois le grave défaut d’avoir les volées, c’est à dire toute la partie avant des canons, beaucoup trop saillantes. Pour un navire qui est en mouvement, cela n’est pas gênant, ainsi que pour les canons d’une batterie côtière qui n’aurait à subir que des tirs de navires qui eux ne peuvent que difficilement superposer deux tirs au même endroit. Ce système devient beaucoup plus fragile dans un contexte de fortification terrestre, où les pièces peuvent superposer leurs coups et les canons pris à partie ne peuvent pas leur échapper comme sur mer.

Il faut donc recourir à un système protégeant l’ensemble des pièces et leurs servants sans rien laisser dépasser vers l’extérieur. On s’est décidé à équiper ces futures tourelles de deux pièces, sans aucun doute pour essayer d’en rentabiliser au maximum le coût. On peut penser que les tourelles construites par Coles ont influencé Mougin dans ses recherches. Cette tourelle est mise au point en 1876. Suivent les expérimentations des blindages, puis la présentation au Ministère de la Guerre en 1878. Cette tourelle n’a aucun antécédent dans l’histoire des fortifications françaises et se démarque des tourelles fabriquées avant à l’étranger. Comme la casemate en fer laminé, ce cuirassement est le symbole d’une époque et d’un courant d’idées.

 

2) La tourelle

La fonte dure permet la réalisation de surfaces arrondies, provoquant des ricochets et empêchant au maximum la superposition de plusieurs coups au même endroit. Le cuirassement est constitué par une calotte en fonte dure formée de cinq voussoirs, sur lesquels est posée une plaque faisant toiture. Cette calotte d’un poids de 133 tonnes, est la seule chose visible de l’extérieur. Elle recouvre deux canons de 155 m/m, du même modèle que ceux équipant la casemate en fonte dure. Ce cuirassement repose sur une charpente cylindrique, elle-même reposant sur une plate-forme. L’ensemble repose sur une couronne de seize galets tronconiques, et au centre sur un pivot hydraulique noyé dans le béton.

Pour effectuer le mouvement de rotation, il suffit d’injecter de l’eau glycérinée, à l’aide dune petite pompe hydraulique, dans le pivot. Celui-ci soulève légèrement la tourelle, portant ainsi neuf dixièmes de son poids, le dixième restant étant supporté par la couronne de galets. Ce système de pivot hydraulique permet de faciliter le mouvement de rotation. Ce dernier se fait grâce à une chaîne sans fin emprisonnée autour de la plate-forme et manipulée manuellement à l’aide d’un treuil. La tourelle est placée dans une sorte de puits, dont la margelle est protégée par une masse annulaire en fonte dure appelée avant-cuirasse.

 

3) L’accueil réservé à cette tourelle

Il est très favorable, ce qui explique le grand nombre d’exemplaires qui vont être mis en chantier. Il se dégage de cet engin une impression de puissance, une idée d’invincibilité. Il est vrai que cette tourelle a des dimensions respectables. On constate surtout qu’elle élimine les principaux défauts reprochés à la casemate en fonte dure. Comme elle peut effectuer un tour complet à 360°, elle a pas conséquent un champ de tir beaucoup plus étendu. Ses deux embrasures, percées dans un des voussoirs de la calotte, peuvent facilement être soustraites à l’ennemi, grâce au système de rotation et de pointage indirect.

En effet, après le tir des pièces, la tourelle amorce un tour complet, pendant lequel les servants rechargent les tubes. La direction du tir est indiquée par un repère métallique, placé sur une circulaire fixe de pointage. Un ergot, fixé sur la partie mobile de la tourelle, entre en contact avec ce repère lorsque la tourelle a effectué son tour et rejoint donc à ce moment sa direction de tir. Ce contact provoque la mise à feu électrique des canons. Ce mouvement rotatif reprend jusqu’au tir suivant. Pendant le tir, et après avoir chargé les tubes, les servants peuvent quitter le corps de tourelle proprement dit et se mettre à l’abri dans des niches placées dans les murs du puits.

Cet engin est satisfaisant pour l’usage auquel on le destine: interdire une grande étendue de terrain à l’ennemi tout en offrant le plus longtemps possible une grande protection à ses canons et ses servants. Le seul problème réside dans son coût: 205.000 francs (1878) pour le cuirassement et 60.000 francs pour les substructions. Une fois ce cuirassement officiellement adopté, il ne reste plus qu’à installer ces casemates et ces tourelles.

 

IIIème Partie: Des prototypes à l’installation en série. De la confiance à la défiance (1878-1885)

A) L’installation des cuirassements en fonte dure

1) Les constructeurs

Avant de voir quelle nouvelle autorité militaire va succéder à la Commission de Gâvres, pour permettre l’utilisation en série des cuirassements adoptés, on peut s’intéresser d’abord aux constructeurs, concessionnaires des productions destinées à l’armée, sollicités pour la production des éléments constituant ces cuirassements.

Pour les casemates, on passe commande auprès de l’usine de Montgolfier, dirigée à cette époque par Pierre-Louis-Adrien de Montgolfier. Cette usine portait officiellement le nom de Compagnie des Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de la Marine. Au moment de la commande, elle est devenue les Forges et Aciéries de la Marine des Chemins de Fer, et prendra ensuite le nom des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt. Dans les papiers du Service des Cuirassements, on la nomme simplement Usine de Saint-Chamond, commune du département de la Loire où elle est implantée. Comme ses différents noms l’indiquent, cette industrie a déjà fourni des plaques de blindage à la marine de guerre. Elle est donc tout à fait en mesure fabriquer les plaques métalliques correspondant à la partie cuirassée de la casemate.

Les tourelles sont d’une construction beaucoup plus complexe; en dessous de l’imposante calotte en fonte dure, qui elle-même représente déjà une construction considérable, il y a toute une charpente composée d’éléments en acier. Il fallait donc s’adresser là à un constructeur capable de produire de tels organes en grande série. Ce furent les usines Schneider au Creusot, à ce moment sous la direction d’Henri Schneider. L’usine s’enorgueillit de la mise en service en 1878 d’un marteau-pilon de cent tonnes, le plus gros de France. De plus, le matériel fabriqué par Schneider jouit d’une très bonne réputation en France et à l’étranger. Schneider reçoit donc le monopole de la construction de ces tourelles, mais le brevet reste propriété de l’armée. Les autres constructeurs n’ont pas été sollicités, car il semble bien que ces derniers aient à l’époque été déjà chargés d’autres commandes consécutives au redressement français et n’avaient pas les moyens de production de Schneider.

 

2) Transport et montage des cuirassements

Le 19 août 1878, le Service des Cuirassements est officiellement créé par décision ministérielle et placé sous l’autorité du général directeur du Génie. Il est chargé de "régler toutes les affaires concernant les cuirassements, notamment les commandes à faire aux compagnies concessionnaires, les études préparatoires, les dessins d’exécution et instructions de détail à fournir aux services locaux, la surveillance de la fabrication, du transport à pied d’oeuvre, du montage et enfin de détails d’armement et d’organisation des ouvrages cuirassé". Sa composition est de deux officiers et de quatre sous-officiers. Parmi ces derniers, trois sont détachés pour le contrôle en usine: à Saint-Chamond, au Creusot, et le troisième plus tard aux usines Châtillon-Commentry de Montluçon, dans l’Allier. Le Service est en réalité dirigé par Henri Mougin, qui va donc suivre l’exécution des travaux.

L’histoire de la mise en place de ces colosses en fonte dure pourrait faire l’objet d’une grande étude à elle toute seule. Il y a aux Archives du Génie, à Vincennes, un grand nombre de cartons consacrés uniquement au transport et au montage de ces engins. Tout commence à l’usine, une fois la fabrication des différents éléments d’un cuirassement achevée. Les petits éléments sont placés dans des wagons de transport normaux. Les gros éléments, comme les voussoirs d’avant-cuirasse ou les six éléments de la calotte, sont placés sur des wagons spécialement aménagés par le Service du Génie. Le tout est acheminé par train jusqu’à la gare la plus proche du fort.

De la gare jusqu’au fort, le transport se fait par route. On utilise en plus des voies de communication normales, une "route stratégique" qui mène de la voie communale au fort. Cette route est renforcée pour supporter le poids des chariots sur lesquels on a déchargé les plus gros éléments. Ce convoi est tiré par une machine à vapeur. L’acheminement de la cuirasse sur le fort se fait à l’aide d’un plan incliné provisoire enjambant le fossé du fort. Le montage s’effectue à l’aide de grues, de portiques à palans et de chèvres, le tout devant disparaître une fois l’assemblage terminé. Cette opération ne prend que quelques semaines, véritable exploit avec les moyens de l’époque.

 

3) Répartition des casemates en fonte dure

On construit dix casemates en fonte dure, répertoriées de A à J et dispersées sur l’ensemble du système défensif. La casemate A est installée au fort du Mont Bart, près de Montbéliard, les casemates B et C au fort de Condé-sur-Aisne près de Soisson, D et E au fort de Joux près de Pontarlier, F au fort de la Tête du Chien à Nice, G et H au fort et à la batterie des Ayvelles près de Mezières, les deux dernières, I et J, équipent la batterie de l’Eperon, non loin du fort de Frouard près de Nancy. Elles équipent des forts d’arrêt isolés, dans des endroits plus ou moins montagneux.

On trouve dans les cartons d’archives du Service des Cuirassements, au Service Historique de l’Armée de Terre à Vincennes, de nombreux projets qui n’ont pas été exécutés. C’est, par exemple, le cas pour un fort dont on a déjà parlé: le fort de Château-Lambert, qui devait recevoir une casemate en fonte dure, placée juste à côté de celle en fer laminé, tirant dans la même direction et remplaçant une "cave à canon". Cette dernière, jugée rapidement trop vulnérable avait été obturée sur sa face avant et transformée en simple dépôt. Ce projet date du 8 mars 1880, et est signé par Mougin lui-même. Ce projet, non prioritaire à l’époque, est resté lettre morte à la suite de l’évolution des armements.

La construction est précédée de 1878 à 1880 par des études faites sur le terrain, dans les forts eux-mêmes. En effet, la plupart des forts étaient déjà en grande partie achevés quand on les a équipés de ces engins. La construction et la mise en service de ce matériel s’étalent entre 1880 et 1884. La première casemate, celle du Mont Bart, est achevée puis officiellement mise en service le 30 octobre 1882. Cette mise en service a pour conséquence l’installation de la pièce de 155 m/m sur un affût spécialement conçu pour la casemate. Le canon de 155 m/m est devenu le 155 Long (155L) à la suite de la mise en service d’une autre pièce.

 

4) La répartition des tourelles

On construit 25 exemplaires de ces tourelles, pendant la même période que pour le matériel précédent. Elles sont également dispersées sur une grande partie du système défensif. La plus grande concentration se trouve dans la région de Toul-Nancy, où se trouve sept de ces engins; deux sur la ceinture de Toul aux forts de Villey-le-Sec et de Lucey, deux sur les avant-postes de Pont-Saint-Vincent et Frouard, deux au fort de Manonviller et une au fort de Pagny-la-Blanche-Côte au nord de la Trouée de Charmes. On peut y ajouter les cinq sur Paris, deux à Maubeuge, une à Lille, Lyon, Besançon et Epinal. Les autres sont placées dans des forts isolés. On ne compte que deux engins dans le sud-est, et placés dans un seul fort : le Barbonnet, près de Nice. Les deux autres cas de ce type sont le fort de Giromagny, qui termine le rideau défensif de Haute-Moselle au nord de Belfort, et celui de Manonviller à l’est de Lunéville, comportant également deux tourelles.

Tous ces forts contrôlent des points de passage importants, condition sine qua non pour recevoir une tourelle. A côté de ces tourelles, on peut citer un grand nombre de projets qui ne furent pas exécutés, comme ce fut déjà le cas pour la casemate. C’est le cas pour quelques forts du rideau défensif de la Meuse: le fort de Gironville, et l’installation d’une deuxième tourelle au fort de Liouville. Un autre exemple est le fort de Génicourt, sur la position ouest de la ceinture d’Epinal, il contrôle le passage sur la route Darney-Epinal et devait recevoir une tourelle. Considéré comme non prioritaire, ce projet a été repoussé, puis abandonné.

 

B) L’éternelle lutte du projectile face à la cuirasse

1) La crise des obus à balles

Alors que tous ces cuirassements sont en chantier, l’artillerie connaît de nouveaux progrès. En 1879-1880, on adopte un nouveau type d’obus appelé obus à balles, rempli de petits projectiles. Cet obus possède une fusée, destinée à enflammer la charge intérieure du projectile, à double effet, à la fois percutante et fusante. Percutante: elle fonctionne au choc à l’arrivée, en fait dès que le projectile rencontre un obstacle, tel un parapet d’infanterie ou un mur en maçonnerie. Fusante, ou à temps: elle fait éclater le projectile en un point déterminé de sa trajectoire. Ce dernier procédé, employé sur un obus à balles, permet un tir efficace contre des troupes, voire contre les servants d’une pièce d’artillerie à l’air libre.

Ce progrès est une menace grave pour les nouvelles fortifications, où comme on l’a vu, la grande majorité des pièces d’artillerie sont placées à ciel ouvert avec les canonniers. Mais on pense que les traverses, monticules de terre placés entre les plates-formes d’artillerie, peuvent encore protéger les servants; ces derniers pouvant se réfugier dans les abris placés sous ces traverses, et en jaillir une fois le bombardement terminé. Reste que les éclats peuvent causer des dégâts aux canons.

Pour pallier ce danger, on pense placer une partie de l’artillerie des forts des camps retranchés, dans les intervalles, ces zones qui séparent les forts. On juge que les forts peuvent encore largement servir et ne sont que moyennement menacés. On compte, pour les plus exposés, sur les cuirassements, construits pour résister le plus longtemps possible au siège. Mais l’armement connaît de nouveaux progrès qui inquiètent de plus en plus les militaires.

 

2) La crise du tir plongeant

Cette crise commence avec la mise au point d’une nouvelle fusée percutante de siège à effet retardé, retard d’une seconde et demi, permettant à l’obus de plonger dans la terre pour se rapprocher le plus près possible des voûtes en maçonnerie, avant d’exploser. Cet obus agit en quelque sorte comme une mine.

Ensuite, c’est la mise en service en France de nouvelles pièces de siège, de puissants mortiers à tir courbe. On a d’abord le mortier de 220 m/m modèle 1881, puis le mortier de 155 m/m modèle 1882. Enfin, mise en service du mortier de 270 m/m modèle 1884. Quand un progrès s’opère dans une nation, les nations concurrentes ne tardent pas à suivre la même voie. Les Allemands mettent en service à la même époque un obusier de 21 cm, aux performances équivalentes à celles du 220 m/m français. Ces tirs plongeants, avec ces nouveaux obus, se font de plus en plus précis.

Avec tous ces progrès, il devient de plus en plus difficile de maintenir des pièces d’artillerie à l’air libre. Les dégâts sont minimes, car les obus utilisent de la poudre ordinaire. Mais les canons des forts ont désormais à faire face à plusieurs menaces. D’abord, il y a les projectiles à balles, munis d’une fusée à double effet, explosant au-dessus des pièces et projetant leur contenu et des éclats sur les servants. Ils peuvent provoquer des dégâts sur les locaux avec la fusée percutante à effet retardé. Les tirs plongeants, sont de plus en plus précis. Les forts, qui sont souvent visibles de très loin, s’offrent comme des cibles de plus en plus faciles à atteindre. Mais les forts continuent de tenir leur rôle. Ils reçoivent même en dotation des mortiers de 155 m/m et de 220 m/m. Ces progrès de l’armement de siège pourrait être un encouragement à utiliser de plus en plus de cuirassements malgré leur coût très élevé. Mais hélas pour ces derniers, le progrès ne les a pas épargnés.

 

3) La remise en question de la fonte dure

On pensait que la fonte dure serait encore efficace pour un long moment. Mais, à partir de 1881, l’artillerie emploi des projectiles de rupture en acier martelé, trempé et recuit, et quelques-uns en acier chromé. Lors d’essais de tir effectués sur des plaques de blindage, on constate avec stupéfaction que quatre à cinq coups superposés suffisent pour provoquer une brèche dans la fonte dure. Les cuirassements sont à peine adoptés et construits, qu’on se rend compte qu’ils sont déjà dépassés par les progrès de l’artillerie. Des tirs réels ne sont pas tentés sur les tourelles ou sur les casemates. Cette crise va traumatiser les ingénieurs militaires, qui ne vont pas tenter de mettre au point un nouvel engin.

A côté de cela, des entreprises civiles font un grand nombre d’expériences pour trouver un nouveau métal de blindage. Il est vrai que les fortifications ne sont pas seules à consommer des métaux de protection, il y a aussi la marine de guerre. Le Creusot et Saint-Chamond reviennent au fer laminé. On arrive, grâce aux progrès de la sidérurgie, à l’obtenir en qualité et épaisseur telles que plusieurs projectiles groupés dans un petit espace n’y produisent ni fentes, ni fissures. Les Allemands de leur côté vont s’orienter vers le métal mixte, qu’on appelle aussi "Compound" ou "plaque Cammel". Le métal mixte est obtenu en coulant une couverture d’acier dure sur une plaque de fer d’épaisseur double, portée à une haute température, et en passant ensuite le tout au laminoir.

Les expériences les plus significatives sont celles menées par Saint-Chamond en 1884 sur différentes plaques de blindage. On y a employé des projectiles en acier chromé. Au bout de deux coups, la plaque en métal mixte a été mise hors de cause. Au bout de trois coups, la plaque en fonte dure s’est brisée en deux morceaux. Il a fallu concentrer sept coups au même point pour réussir à percer la plaque en fer laminé. Le fer laminé peut servir de métal à cuirassement, mais avec une grande épaisseur. Si les industriels ont trouvé le remède, pour le moment en France on ne veut plus installer de cuirassements. Le choc provoqué par ces différentes crises a été trop forts.

 

C) L’avenir des cuirassements en France

1) Une fortification qui se disperse

La mise en service de ces nouveaux projectiles et le développement de mortiers de siège changent les données de la fortification. Comme nous l’avons dit, on pense que les forts peuvent encore rendre de grands services, en tant qu’abris ou comme positions d’artillerie. Avec la mise en service des mortiers de siège en France et en Allemagne, on commence à disperser une partie des canons dans les intervalles. Ces petites batteries d’artillerie sont entourées de positions d’infanterie chargées de les protéger. Ce n’est pas un abandon des forts qui reçoivent une partie des nouveaux canons, juste une simple dispersion des bouches à feu pour les rendre plus difficiles à détruire.

L’Armée française commence à sentir les effets du relèvement. Les plans de mobilisation deviennent de plus en plus offensifs. Le plan III, et les plans annexes VI et VII, qui entrent en vigueur à partir de 1883, rapprochent des frontières de l’est les zones de débarquement des troupes mobilisées. On reste malgré tout sur la défensive. Les plans IV et V, qui fonctionnent en même temps que le plan III, prévoient même une violation par l’Allemagne de la neutralité belge, voire même une alliance germano-belge. Les troupes de campagne commencent à être détachées des fortifications, ces dernières pouvant servir de base de départ à une offensive.

C’est aussi pendant cette période que s’en vont les chefs "historiques". Séré de Rivières a été démis de ses fonctions en janvier 1880, à la suite de problèmes à la Chambre des Députés. Les fonctions qu’il cumulait ont été réparties entre différentes personnes, pour ne pas revenir à une situation dictatoriale, qui pouvait encore se justifier dans les tourments de 1874 à 1878, mais qui était dépassée alors que le redressement était en bonne voie. Séré de Rivières n’influencera plus les développements de la fortification. Henri Mougin reste à la tête du Service des Cuirassements jusqu’en 1884. A ce moment, tous les cuirassements commandés en 1878 sont achevés. Il quitte l’armée et se met au service des Usines de Saint-Chamond, où il va occuper le poste d’ingénieur en chef pour les fabrications d’artillerie et du génie. Ce poste lui permet de continuer ses études sur les engins cuirassés, études qui semblent être à ce moment boudées par les militaires.

 

2) Les mouvements en faveur des cuirassements

L’idée des cuirassements s’est endormie en France. Les mouvements en faveur de ces engins restent cantonnés dans le civil, ou se développent à l’étranger. Ils vont influencer et relancer les études françaises. Le premier en Allemagne à préconiser leur emploi systématique est le Major Schumann, dont nous avons déjà parlé plus haut. Dans son livre, publié en 1884, les cuirassements sont présents dans la fortification permanente avec de grands forts se couvrant mutuellement pour faire face de tous les côtés, et de petits forts dans les intervalles où se trouverait l’infanterie. Il sépare les troupes de forteresse et l’infanterie, et dissimule l’artillerie dans des batteries cuirassées, espérant ainsi réduire la cible de l’artillerie ennemie.

Un autre allemand, le général Von Sauer, aide de camp du Roi de Bavière, et gouverneur d’Ingolstadt, va plus loin. Il rejette totalement l’utilisation de grands forts. Pour lui, il faut faire usage d’ouvrage de petites dimensions, il préconise un minimum: la tourelle cuirassée isolée. Il entre là dans le principe déjà évoqué de la réduction de la cible pour l’artillerie ennemie.

Enfin, apparaît toujours le Général Brialmont. Pour lui, avec les progrès de l’artillerie, les cuirasses sont plus que jamais de mise. Son but est de faire des forts d’immenses batteries où tout l’armement serait placé sous des tourelles tournantes cuirassées. Pour les intervalles, il pense y installer des batteries de mortiers et d’obusiers pour contrer les mouvement d’approche de l’adversaire. Avec cette doctrine, il pense pouvoir rendre aux forts toute la valeur qu’ils sont en train de perdre. Il emprunte beaucoup d’idées à Schumann, mais reste opposé à la séparation des armes: troupes d’artillerie, de forteresse et infanterie.

 

3) Et la France?

On vient d’y retirer aux engins cuirassés toute la confiance qu’on leur avait donné au moment de leur adoption. Cette perte de confiance va de pair avec celle qui effleure l’ensemble du système fortifié, de plus en plus touché par les progrès de l’artillerie. Il y a aussi l’élaboration d’une pensée militaire qui devient de plus en plus offensive et où la fortification, de moyen de rétablir l’équilibre face à une attaque ennemie, se transforme en base de départ pour des troupes d’assaut.

Mais la structure de base qui nous intéresse, le Service des Cuirassements, reste en activité. Il a pour mission d’assurer une partie de l’entretien des tourelles et des casemates, dans le cadre des Services du Génie. Son bureau d’études ne produit plus de projet à cette époque. Après Mougin, c’est le Commandant Bussières qui assure sa direction.

Le véritable traumatisme causé par la fin de la suprématie de la fonte dure a touché aussi bien la France que l’Allemagne. A Saint-Chamond, dès son arrivée, Mougin a mis au point un projet de nouvelle tourelle, avec un métal protecteur plus performant. Dès 1884, il affirme détenir la tourelle capable de répondre aux nouvelles exigences. En Allemagne, au même moment, le Grüsonwerk de Magdebourg affirme la même chose. C’est de l’étranger que va venir l’appel relançant en France les études sur les cuirassements, alors qu’un nouveau progrès des armements ne va pas tarder à provoquer dans le monde de la fortification une série de détonations, au propre et au figuré, comme en n’en aura encore jamais vu.




Copyright Roland Scheller

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